Wednesday, November 22, 2006

tigre en papier

Tigre en papier d’Olivier Rolin
Seuil, Fiction & Cie



Il n’est sans doute guère besoin de lire les quelques six cents romans de la rentrée littéraire pour savoir que le dernier d’Olivier Rolin, Tigre en papier, est au dessus de la mêlée. Simplement, on a affaire à un grand livre, magistral et important, qui restera : pour la force évocatrice de l’écriture, le souffle romanesque, la profondeur du propos, et aussi la synthèse qu’il propose d’un parcours à la fois politique et littéraire reflétant les contradictions et les déchirures de la société française depuis trente ans.
De ce livre qui est grandement acclamé (mais pour une fois ce n’est pas usurpé), les médias retiennent volontiers le caractère plus ou moins véridique des actes politiques décrits, à la lisière de l’attentat terroriste, correspondant au passé militant de l’auteur. On oublie pourtant l’essentiel : la littérature. Rolin ne livre pas ses mémoires mais bâtit une fiction. Le livre s’ouvre sur cette situation romanesque : le périphérique, la nuit, un homme et une femme qui se parlent à bord d’une voiture. L’homme, le narrateur, quinquagénaire, s’adresse à la fille d’un ami, surnommé Treize, mort il y a une vingtaine d’années, et lui raconte sa jeunesse militante dans l’ extrême gauche maoïste.
Avant tout, c’est la voix de cet homme, qui se répand dans la nuit, double de l’auteur, que le livre nous fait entendre, qui s’adresse à la fois à la jeune fille et à lui même (le tu), une voix irriguée par la mémoire, dont le cours heurté, tourbillonnant s’échelonne sur plusieurs niveaux de temps et brise le fil linéaire du récit. Significativement, la DS conduite par le narrateur est dénommé Remember.
L’enjeu idéologique, philosophique de ce dialogue, qui d’ailleurs est plutôt un monologue tant la jeune fille reste quasi mutique, paraît clair : il s’agit de témoigner d’un monde et d’une époque à jamais disparus sur les lieux même de cette disparition : Paris ; et à bien des égards la ballade sur le périph est une quête « des ombres d’un Paris qui n’existe plus ». De là l’insistance première sur les mutations techniques, révélateurs du changement, car Rolin parle d’un temps où n’existaient ni Internet, ni les portables, ni les ordinateurs. Le postulat du livre c’est qu’en une trentaine d’années il y a eu un tel changement de civilisation que la jeunesse du narrateur semble appartenir à un temps très reculé, en partie effacé ; de là, dans le texte, toutes les formules en incise (questions, adverbes etc.) qui traduisent une incertitude généralisée entourant les détails d’un passé devenu flou. Rolin met évidemment en scène, à travers ses deux personnages, un dialogue des générations, ce qui double le texte d’un autre enjeu : celui d’une transmission, transmission d’une expérience plutôt ratée, ou plutôt « transmission de l’intransmissible » ainsi que Blanchot définit la littérature. Mais peut être existe-t-il un tel fossé entre ces deux êtres qu’elle ne peut même pas entendre ce qu’il lui dit, ne serait ce qu’avoir idée de son époque à lui.
Au fond, Olivier Rolin nous livre dès les premières lignes l’une des clés de son roman : « la mélancolie historique, tu l’as tétée avec le lait de ta mère ». Voilà qui définit bien le climat qui baigne le livre. Tigre en papier est en effet un livre puissamment mélancolique, mais une mélancolie qui s’applique non pas aux problèmes personnels mais à la sphère politique, une mélancolie du nous plus que du je (ou d’un je en tant qu’il fait partie d’un nous). De ce point de vue, le livre s’inscrit dans un certain héritage tant la mélancolie historique est spécifique à l‘histoire littéraire française. Il s’agit d’un sentiment proprement romantique inconcevable sans la Révolution française. Intimement lié aux grandes périodes de fracture historique, à partir desquelles on prend conscience d’un avant et d’un après, il correspond au sentiment tragique du temps. C’est la fameuse « poésie des ruines », dont Tigre en papier n’est pas exempt. En tout cas, cet état d’esprit a partie liée avec l’idée même de révolution, qui est l’une des grandes figures déclinées par le livre, la grande Arlésienne, « celle qu’on n’espère plus et qu’on attend ».
Tigre en papier est donc un livre à la fois extrêmement politique et extrêmement littéraire, les deux dimensions n’étant pas séparées mais consubstantiels. Rolin nous parle d’un temps où la littérature éclairait l’action et inversement. Ce n’est pas la moindre force de ce roman que d’être pétri de culture littéraire, plus exactement d’être hanté par la littérature ( à un moment, Rolin parle de « récit des spectres »). Tigre en papier est un livre fait des autres livres, des autres phrases, des autres mots, des autres écrivains. Rolin s’assume comme écrivain français, reconnaît un héritage et ses dettes, à l’heure où beaucoup d’autres ne partent que de leur personne comme s’ils étaient né de rien. Les écrivains admirés en l’occurrence sont ceux qui, de façon très romantique, ont su concilier l’action et l’écriture, qui ont pris les armes et la plume. J’aurais été soldat si je n’avais été poète a dit Hugo. Plus encore, l’auteur traite certaines scènes du livre comme des reprise évidentes de passages célèbres du patrimoine littéraire. Je pense au dîner des retrouvailles dans un bar de Belleville avec des amis gauchistes qui est un décalque parfait d’une scène canonique du Temps retrouvé. Par cette façon de relier une scène de vie à une autre scène de la littérature, de soumettre cet épisode à un procédé a priori artificiel d’intertextualité, Rolin témoigne de son ambition d’imbriquer l’une dans l’autre la vie et la littérature. C’est que Tigre en papier n’a pas peur de prendre la littérature très au sérieux.
Dans la perspective du livre, Il est un point où politique et littérature se rencontrent, c’est l’Histoire, ambiguïté que l’on retrouve jusque dans le jeu de mot : l’Histoire des hommes et celle racontée par le romancier. De fait, le roman est la chronique cocasse et désabusée d’une génération qui a passionnément aimé l’histoire, qui l’a vénérée et a voulu se mesurer à elle. Plus encore, cette jeunesse a rêvé d’héroïsme, qui est la grande valeur de l’histoire, que Rolin définit ainsi : « cette part de l’humanité qui se mesure aux dieux ».
Mais voilà le rêve ne s’est jamais réalisé, il a même sacrément échoué. La mélancolie historique tient non pas tant à cet échec qu’au discrédit dans lequel est tombé l’héroïsme, dans une époque plus volontiers encline au cynisme et uniquement soucieuse de confort personnel et de bonheur consumériste. Post modernité et hédonisme font-ils bon ménage avec l’héroïsme ? Au fond, le livre dit en creux ce qui s’est passé en l’espace de quelques trente années : on est passé « du temps de l’histoire au règne de l’argent ». Telle est bien la mutation fondamentale affectant tous les champs de la société, y compris l’humanité elle-même. Or Rolin n’expose pas des thèses toutes générales, il met en place un dispositif esthétique, romanesque pour incarner son propos : le périphérique parisien sur lequel roule la vieille DS Remember conduite par le narrateur. Autrement dit, la révolution n’est pas celle qu’on attendait : au lieu de la grande rupture historique, on a la rotation périodique d’une voiture autour de son axe. Telle est l’ironie de l’histoire, versant corollaire de la mélancolie. Magnifique et saisissante image d’un temps arrêté, stoppé.
Au fond, la mélancolie historique atteste d’une crise majeure de la temporalité. Un temps qui tourne en rond, qui n’avance plus. Comme le dit le narrateur, l’argent roi a institué un présent permanent , c’est-à-dire « l’éternité de pacotille de la pub », à laquelle est sans nuance renvoyée la fille de Treize (il faut dire que par moments on l’imagine sortir tout droit de Loft Story). Ce qui s’est perdu, c’est le lien organique entre le présent et le passé qu’autorisait un temps vécu comme un chaîne cohérente. Le présent absolu d’aujourd’hui contraste avec le « présent modeste » d’antan. Si le rapport à la littérature comptait autant pour sa génération, c’est précisément parce qu’il permettait d’inscrire le présent dans une perspective beaucoup plus vaste, dans une « histoire » : « le monde dans lequel vous viviez était comme approfondi, transfiguré par une puissance qui reliait chaque événement, chaque individu à toute une chaîne d’anciens événements, et d’individus plus grands, plus tragiques ». Désormais la chaîne et les grands récits ont laissé place à un ensemble discontinu et désarticulé, « un montage sans queue ni tête de lieux communs ».La littérature n’est plus « opératoire », ne fournit plus de modèles ainsi que le prouve l’exemple de la jeune fille qui affiche sans complexe une inculture remarquable.
Là encore, Rolin confère à ses idées une forme visuelle et romanesque très efficace, qui devient même principe d’écriture : ce montage désordonné et cette éternité de pacotille, c’est évidemment ce périphérique bardés de publicités criardes et clignotantes, comme dans un film de Godard, comme s’il représentait l’horizon indépassable de notre temps (pensons à ce très beau passage, où le narrateur exprime cette idée qu’on a construit le périphérique pour enfermer Paris et contenir les énergies révolutionnaires dont cette ville est porteuse).
Pour autant, on ne saurait soutenir que Tigre en papier est porté par un sentiment nostalgique et réactionnaire comme l’attitude dédaigneuse du narrateur à l’égard de la jeune fille pourrait le laisser croire. Certes, il y a une exécration de l’époque contemporaine, mais elle ne s’accompagne pas d’une idéalisation du bon vieux temps militant, et la mélancolie est contrebalancée par l’ironie, parfois féroce. Car Rolin porte un regard sans concession ni indulgence sur les errements d’alors dont a pu se rendre coupable sa jeunesse. Toute la dimension ironique du livre, qu’on trouve dans le titre même, tient au décalage entre la foi dans l’héroïsme et la réalité misérable des faits. Tel est l’échec politique du maoïsme en France que nous raconte Rolin, et qui est comme l’illustration de ce principe de Marx : « un grand événement a toujours lieu deux fois : une première fois en tragédie, une deuxième fois en comédie ». De là la tension, tout au long du livre, entre le sublime et le grotesque, le ridicule et le beau, les héros et les clown. De fait l’évocation de quelques coups tordus est franchement cocasse, tel l’enlèvement du PDG d’Atofram, l’ex général Chalais, introduit de force dans une grosse malle. Même la mort de Treize, qui fait une chute mortelle de la tour Saint Sulpice un soir de beuverie, est emblématique. Tigre en papier est l’histoire de gens qui ont rêvé d’atteindre les étoiles et sont tombés le nez dans le caniveau. Le livre des lendemains de gueule de bois après les jours d’ivresse de l’Histoire.
Pour finir, il faut peut être revenir à la littérature. Rolin ne livre pas un témoignage historique sur son engagement politique de jeunesse mais a choisi la fiction. Car ce qui importe ici, ce n’est pas tant le passé en tant que tel que la distance qui en sépare, l’écriture n’étant que le mouvement qui vient l’occuper. De là cette voix ruminante, hésitante, marquée par les incertitudes et les oublis, peut être même falsificatrice par moment : « il ne faut pas croire tout ce que je raconte. Et ce n’est pas que je cherche à dissimuler, à déformer quoi que ce soit : c’est que ma mémoire n’est plus que dissimulation et déformation ». Voilà pourquoi Rolin choisit la littérature, c’est-à-dire la beauté, alors même que cette valeur était répudiée jadis pour connotation bourgeoise ; désormais sur les ruines d’un temps révolu fleurit un style enchanteur et magique, une langue plus belle et splendide que jamais, qui tend à la poésie, que ce soit la description d’un orage à Saigon ou des lumières de Paris. Tigre en papier raconte l’histoire d’un militant politique qui devient écrivain, ou encore comment l’échec de l’activisme politique laisse place au triomphe de la littérature.

Friday, April 07, 2006

Les anneaux de Saturne de Sebald (Folio, Gallimard)

Présenté comme livre inclassable, entre l’essai, l’autobiographie, l’érudition, les anneaux de saturne est surtout un livre mouvant, instable et incertain ; un livre « émigrant », parcouru de migrations internes (et externes), intertextuelles, tissé de tout un réseau subtil et savant d’échos, d’associations d’idées, de correspondances, entre la petite histoire et la grande Histoire, le souvenir personnel et les éléments de la Culture universelle. Le livre fourmille d’histoires, de situations, d’idées, de citations a priori fort hétéroclites, ou du moins reliés par des associations contingentes ou des enchainement hasardeux. C’est qu’il y a toujours lien. Par exemple : une voie de chemin de fer abandonnée dans un coin reculé d’Angleterre amène l’auteur à évoquer l’histoire d’une famille impériale chinoise sous prétexte que les wagons destinés à ce chemin de fer devaient initialement être livrés à l’empereur de Chine. C’est un lien fondé sur le principe de l’enchaînement ouvert et arbitraire, théoriquement infini, d’une séquence logique tel le marabout-bout de ficelle-selle de cheval etc.
Il s’agit d’une démarche pleinement littéraire en ce sens qu’elle se fonde sur l’exercice de la marche. La marche précède et conditionne l’écriture, activité en elle même comparable à la marche de même que la lecture). C’est que la marche favorise, voire engendre, un certain état intérieur, prôche de la rêverie : une pensée libre, ouverte à tous les vents, sinueuse, zigzaguante, préférant les sentiers de traverses aux itinéraires balisées, aux voies imposées ; une pensée poreuse, disponible. Il y a chez Sebald une confiance allègre dans l’imprévu, l’inconnu, le hasard, qui n’est pas sans effet roboratif sur le lecteur.
Le physique conditionne le mental, le corps l’âme : l’un et l’autre voyagent…précisément, c’est la marche qui, au hasard des rencontres et découvertes, offre à la pensée une matière inépuisable, qui virtuellement embrasse l’histoire humaine universelle : c’est l’infini dans un coin paumé d’Angleterre.
Ce qui est étonnant, c’est que Sebald, le narrateur-marcheur, parle très peu de lui, demeurant constamment éffacé, fantomatique.il s’efface devant les autres, morts ou vivants ( et c’est pourquoi il s’agit d’une littérature vraiment généreuse). Il est une sorte de pur marcheur, une sorte de conscience poreuse, réceptive, disponible à l’autre et aux événements ; une conscience presque vide.
Cet effacement de soi conjugué à l’évocation des différents personnages croisés dans le livre, sur le chemin de la lecture, finit par former une sorte d’homme universel, un grand soi, selon une idée fort borgésienne.. Les frontières ne sont plus bien nettes entre soi et les autres, entre les morts et les vivants, et au fond dans l’histoire humaine tout a déjà été vécu de tout temps et ne cesse de se répéter. Tel est l’un des fils secrets qui relient ces éléments si hétéroclites.

le sourire

Le Sourire
De Patrick Drevet



Le dernier livre de Patrick Drevet Le Sourire marque à la fois une continuité et une rupture par rapport à ses livres précédents. Rupture car pour la première fois, dans le cadre d’un texte long, Drevet délaisse le genre du roman ou du récit. Continuité car le sourire est une étude qui ne fait que poursuivre et amplifier ce qui a été entrepris avec ses petites études sur le désir de voir. Plus encore, Le sourire ne fait que radicaliser la démarche et l’écriture drevetienne : un goût de l’étude, une passion de l’analyse, une joie de la description. Ici, Drevet dépouille son écriture de toute la part anecdotique et conventionnelle nécessaire au genre romanesque(personnages, noms, intrigue …), ce qu’il avait déjà tendance à faire dans ses romans, pour ne se consacrer qu’à l’essentiel. L’essentiel, c’est-à-dire la manière dont une conscience, incarnée dans un corps, perçoit au plus près le monde, les hommes et les choses qui l’entourent mais aussi la manière dont les mots peuvent traduire cette perception. Il y a chez cet écrivain une vocation presque scientifique de l’écriture, ou dumoins didactique, une fonction de recherche : à partir d’observations très concrètes, dégager quelques lois et aboutir à des connaissances ; plus précisément traduire et éclaircir certaines modalités de notre relation fondamentale au monde. A ce titre, Le Sourire est symptomatique de la quête drevetienne. Drevet s’empare d’un motif a priori banal, le sourire, et tente de le décrire, sous ses différentes formes, et de le définir ; Le sourire comme expression constitutive de l’humain. Il y a au cœur même de l’écriture une quête de l’indicible. En effet, Drevet commence par indiquer que le sourire se donne comme une énigme, qu’il échappe à toute explication et « qu’il se dérobe toujours ».
Pour mener cette entreprise impossible, Drevet va s’appuyer comme à son habitude sur une sorte de relevé topographique extrêmement précis. En trente chapitres, sont passés en revue les différentes modalités ou manifestations du sourire, les diverses significations qu’il revêt dans tel contexte particulier, à travers les cultures et les époques. Il y a le sourire dans l’art (la peinture avec Mona Lisa, la sculpture avec l’ange de Reims, le cinéma avec Le Miroir de Tarkovski, l’art grec…) et le sourire dans la vie réelle : le sourire du bébé, de l’enfant, du vieillard, le sourire des amants, du traître, de l’ambitieux, du mourant.
De plus, le sourire est décrit aussi bien du point de vue de l’intérieur que de l’extérieur, du dehors que du dedans : le sourire que l’on fait soi-même et le sourire qu’on observe chez l’autre.
Il n’est pas étonnant que le motif du sourire ait à ce point retenu l’attention de Patrick Drevet. Il est exemplairement révélateur de sa pensée et de sa vision du monde. En effet, il est avant toute chose un signe d’ouverture magnifique au monde et aux autres. Il établit une jonction magique entre l’intérieur et l’extérieur, le visible et l’invisible, le spirituel et le matériel. Surtout, au plus près de la thématique chère à l’auteur, le sourire est « la manifestation la plus patente de l’altérité c’est-à-dire de ce qui est indissociablement lié à un être et reste en lui aussi imprévisible qu’ingouvernable ». Or toute l’œuvre de Drevet peut être comprise comme une tentative d’atteindre cette altérité qui est d’abord une singularité.
C’est dire que, au moyen d’observations très concrètes, recensées avec une précision confinant à la maniaquerie, pour la formulations desquelles Drevet trouve toujours les mots les plus adéquats, l’auteur atteint ce qu’on pourrait appeler une « métaphysique du sourire » car comme il l’écrit dans le chapitre « Effervescence », où il évoque le sourire d’un élève qu’il a eu il y a longtemps, le sourire « est une manifestation cruciale de l’expérience humaine, aussi constitutive que symptomatique du sens de notre aventure sur la terre. »
Jalon important dans l’œuvre déjà riche de Drevet, livre emblématique, Le Sourire apparaît comme un livre modeste et ambitieux, discret et essentiel. Indifférent aux signes d’une modernité agressive, à la domination étouffante de la technique, cet écrivain rare et important, dans ce dernier texte comme dans les autres, ne s’intéresse qu’au fond originel de notre vie, et de notre relation au monde, c’est à dire à ce qui reste fondamentalement humain. De là le coté intemporel, a-politique de l’œuvre de Drevet. En tout cas ,ce n’est pas la moindre grandeur de cet auteur de confier à la littérature sa vocation la plus haute, ontologique : jeter une lumière , par les mots, sur le sens de notre existence terrestre.

LE SOURIRE, de Patrick Drevet, Gallimard.

Wednesday, February 01, 2006

Pasolini par rené de Ceccaty

PASOLINI par René de Ceccaty (folio, biographies)




Pasolini appartient à cette catégorie d’artistes qui appellent fatalement la biographie tant dans son cas la vie paraît parfois aussi forte et fascinante que l’œuvre.
Dans une belle biographie publiée chez Folio (dans le cadre d’une nouvelle collection), René de Ceccaty commence d’ailleurs par ce constat : Pasolini c’est d’abord « un destin ». Un destin absolument exceptionnel, marqué par une créativité sidérante et une faculté à susciter le scandale et achevé tragiquement par une mort violente prés d’une plage, meurtre resté mystérieux (complot politique ou meurtre crapuleux ?). Ce qui n’a pas peu contribué à bâtir une sorte de légende noire et sulfureuse autour de Pasolini, d’autant que cette mort semble être un peu à l’image de sa vie et pourrait sortir de son imagination, faisant de Pasolini lui même un personnage tragique très pasolinien. Il incarne la figure de l’artiste paria et martyr.
L’intérêt premier d’un travail biographique, c’est bien sur de se déprendre des accents mythiques de cette vie « brève et pleine », de démythifier Pasolini afin de saisir ce parcours dans son processus de formation et d’accomplissement.

A ce titre, la biographie de Ceccaty est très littéraire plutôt qu’ à l’américaine. Elle ne suit pas toujours platement le fil chronologique, préférant une solution mixte mi-chronologique mi-thématique et vise à saisir la cohérence de cette vie à la lumière des œuvres et des textes plutôt que s’en tenir aux seuls faits. A ce titre, reconnaissons que le travail de Ceccaty reste pudique, loin des détails scabreux ou croustillants qu’une certaine curiosité pourrait appeler.
Le fil conducteur de l’approche proposé par Ceccaty, c’est la singularité absolue et irréductible de Pasolini, prouvée par l’emploi de l’article indéfini pour désigner les grandes phases de cette vie : un fils, un poète, un regard etc. La singularité sexuelle d’abord, qui amène Pasolini à s’auto analyser sans cesse et qui constitue un prisme fondamental dans son approche du monde.De même, l’œuvre de Pasolini, parfois inégale certes, est à nulle autre pareille. Son cinéma par exemple reste assez inclassable, et de nos jours, pire encore, ne pourrait certainement pas être produit.
Ce qui frappe d’abord dans la trajectoire créatrice de Pasolini, c’est le caractère diversifié des moyens d’expression et la palette des dons. Pasolini est un touche-à-tout génial, ce qui dénote aussi une puissance de travail hors du commun. Assurément, ce n’était pas un paresseux ! mais, comme le pense René de Ceccaty, l’unité première, le socle commun à toutes ces pratiques, c’est la poésie. En effet, Pasolini se veut et est poète, même quand il fait du cinéma.
L’autre dimension, propre a son œuvre comme a sa vie, c’est bien sur le scandale. René de ceccaty rappelle à quel point Pasolini fut attaqué de son vivant et dut faire face à quantité de procés. Son homosexualité lui valut bien sur des déboires ( exclusion de l’éducation nationale et du parti communiste en 1949 suite à une affaire de mœurs dans un bal de village). Son œuvre ne cessa de déclencher scandales et polémiques. Ses romans Ragazzi di vita et une vie violente furent taxés d’obscénité et de pornographie. Ses films également, le plus extrême et le plus choquant restant son dernier : Salo. C’est que Pasolini aime à jouer avec les tabous, moraux, religieux, sexuels, de la société, parfois en l’interpellant directement (ainsi il réalise un documentaire Enquête sur la sexualité en 1964, à base d’interviews des personnes relevant de toutes les catégories sociales).
Sur le plan de son parcours, il est scandé en deux parties : une première partie frioulane (marquée par les paysages, les corps, la langue du Frioul), une seconde romaine. A ce titre, rené de Ceccaty montre bien comment la vie d’abord misérable a Rome va être absolument déterminante pour l’œuvre de Pasolini. C’est qu’il découvre le milieu du sous prolétariat romain (les paysans frioulans laissant place aux garçons des rues) et les paysages dévastés de la banlieue qu’il explore systématiquement. Cette expérience va nourrir ses romans et ses scénaris, et c’est cette connaissance du terrain qui va être recherché par certains cinéastes (en premier lieu Fellini). Signe en tout cas que le rapport au monde chez Pasolini procède du corps, et l’eros entraîne la position politique puisque sans aucun doute son amour des garçons du sous prolétariat va conditionner son intêret constant pour les démunis et laissés pour compte.
Après des années de galère mais aussi d’écriture permanente, Pasolini accède à la célébrité en 1955 avec la parution de son roman Ragazzi di Vita, reçu tout de suite comme un événement littéraire. De fil en aiguille, Pasolini, qui aurait pu se contenter de cette gloire littéraire, va donc devenir cinéaste. Il réalise Accatone, son premier long métrage, en 1960. Histoire d’un « christ des bidonvilles », filmée dans les décors de banlieue que Pasolini connaît si bien. Et c’est bien aussi la question qu’on peut se poser : comment quelqu’un comme lui, un lettré sans formation technique et sans être réellement cinéphile, devient cinéaste ? Concrètement, c’est Fellini qui le guide dans les chemins de la production et lui transmet quelques règles propres à cet art. Artistiquement, le désir de cinéma procède d’une vieille ambition picturale frustrée et de sa formation en histoire de l’art (il joue lui même un peintre dans le Décameron). Le cinéma, art total, va lui permettre de conjoindre cette double passion pour l’image et l’écriture, puisque de toute façon le cinéma reste une écriture, que Pasolini définit comme « langue écrite de la réalité ». Dans la lignée de ses romans, mais de façon plus radicale et puissante, les films de Pasolini se veulent « témoignage social et geste de sacralisation du réel ». Cela tient à la conception même que se fait de Pasolini de la réalité, qui est forcément « sacrée ». En tout cas, Pasolini ne cessera plus de tourner jusqu’à sa mort.
Reste le dernier Pasolini, à partir des années 70, là ou sans doute il nous paraît le plus génial et actuel. En effet, il procède à un revirement total de toutes ces positions, assez rare chez un artiste, ce qui l’amène à une « abjuration » de sa trilogie de la vie (le Décameron, Les contes de Canterbury et Les mille et une nuits). Ce changement est dû à la mutation même de la société italienne et du monde moderne. D’un seul coup, tout ce que Pasolini a aimé et défendu lui paraît caduc. Il prend conscience qu’un nouveau pouvoir se met en place, le plus tyrannique qu’il y ait jamais eu selon lui, le pouvoir de la consommation assis sur le capitalisme moderne, à base de faux hédonisme et de fausse tolérance. Système qui réussit ce que même le fascisme n’a pu faire : modifier l’âme du peuple, c’est-à-dire se faire aimer de lui. Il s’agit là d’un désastre absolu et sans remède. Sans doute, on ne peut comprendre Salo, et aussi la mort du poète, qu’à la lumière de cette vision. Comme toujours, Pasolini apparaît irréductible, imprévisible, condamnant même certaines évolutions des moeurs pouvant paraître progressistes a tel point que certains de ses proches ne le suivent pas. Malgré ses outrances, la pensée de Pasolini nous paraît aujourd’hui d’une étrange actualité quant à la critique d’un capitalisme total.

La biographie de Ceccaty ne développe pas vraiment ces aspects de la pensée pasolinienne. A ce sujet, on se référera à la dernière livraison de la revue Lignes, entièrement consacrée à Pasolini, qui met l’accent sur l’œuvre et la pensée pasolinienne comme « possibilité d’une pensée politique radicale ».

Marc Lepoivre