Tuesday, April 15, 2014

Facebook, plus que jamais virtuel


On apprend que Facebook a racheté, à prix d'or (quelques milliards...), une start-up du nom d'Oculus qui s'occupe de réalité virtuelle( ou encore réalité immersive ou réalité augmentée) et a mis au point un casque apparemment ultra-performant : l'oculus rift. Evidemment, le fondateur de cette société, un certain Palmer Luckey n'a même pas 20 ans, un nouveau Zuckerberg alors que le vrai, 30 ans , fait déjà figure d'« ancien ». Passage de relais, où le neuf supplante le vieux, comme dans l'impasse de Brian de Palma, où le vieux caïd, légende de la cité, est tué et remplacé par le jeune caïd.
L'argument de Zuckerberg, pour justifier cette dépense somptuaire, c'est de dire que cette technologie constitue une innovation absolument radicale, un changement majeur qui va affecter toute la société. Bref, c'est là qu'est l'avenir. Autrement dit l'humanité (puisque la particularité de facebook est d'absorber l'humanité) n'a pas d'autre avenir que le virtuel. Dans un communiqué, Zuckerberg déploie une argumentation étonnante : demain, nous n'échangerons plus seulement des « moments », ce qu'on fait aujourd'hui sur sa plateforme, qui a donc une fonction média, mais de véritables « expériences ». Ainsi donc, le seuil de rupture fatidique est celui séparant un moment d'une expérience. Dans le premier cas, l'espace de la vraie vie conserve encore sa spécificité, sa primauté, et fait ensuite l'objet d'une médiatisation sur la plateforme, via des traces numérique choisies par l'usager : des photos, vidéos, ou des commentaires. Dans le second, plus de distance entre le vécu (le moment) et sa médiatisation : la plateforme devient un espace ou l'on vit directement des situations : des «expériences». Nous vivrons donc des vies virtuelles dans des plateformes qui imiteront parfaitement la réalité. Nous serons comme les personnages du roman de science fiction de Jean Michel Truong Le successeur de Pierre : nous habiterons dans des cellules individuelles et communiquerons avec des tas de gens au sein de dispositifs virtuels.
Les réactions étonnées ou critiques à cet achat, fustigeant l'appétit insatiable de FB qui s'accapare une jeune et sympathique start-up financée par des internautes, sont a coté du sujet. Elle n'ont pas compris que cette opération est on ne peut plus logique dans la mesure où le virtuel est l'essence même de facebook, et constitue désormais son horizon indépassable. Ce qu'a accompli ce site, depuis dix ans, c'est bien d'avoir conditionné l'humanité à la vie virtuelle, d'avoir imbriqué toujours d'avantage la vie, les éléments traditionnels qui la composent ( paroles, échanges etc.) et le virtuel.
En effet, FB n'est pas second life, il n'a pas établi une cloison étanche entre l'espace de la vie et l'espace du jeu ou du réseau, telle une vie parallèle, mais a établi des passerelles entre les deux ordres. Les gens ont toujours le sentiment qu'il y a bien le noyau de la vraie vie, non médiatisée, immédiate, hors facebook, inaliénable donc, de même qu'ils ont plus que jamais le sens de la vie privée et qu'ils y tiennent, alors qu'elle n'a jamais été autant malmenée, voire carrément mise en cause. Simplement l'usage du réseau social informatisé change certaines modalités de l'exercice même de cette vie, qui ne reste pas un champ impénétrable et inviolé des assauts de la technologie. L'usage de FB a ainsi des répercussions sur le champ de la vie personnelle, et même intime. Plus encore, il contribue aujourd'hui à accompagner la fabrique des subjectivités, la construction (ou déconstruction) des personnalités puisque on rencontre, on aime, se déchire, se sépare sur Facebook, aussi bien des amants que des amis. Chaque fois, on se rend compte que certaines situations extrêmes, pour ne pas dire carrément dramatiques, ne se seraient sans doute pas produites sans le réseau. Autrement dit, elles ont été souvent artificiellement stimulées et , dans les cas des conflits par exemple, elles partent d'un malentendu ou d'un incident bénin. Mais c'est bien parce que l'espace de la « vraie vie » a été perturbé par l'infusion constante du virtuel, qui l'informe et le déforme. D'une part, tout un champ de l'existence jusque là confiné dans la privacy a été brutalement propulsé dans l'espace public : des évènements privés sont devenus publics. Est-ce une bonne chose? Un simple mot, une remarqué bénigne, s'ils sont connus de tous, peuvent avoir des conséquences dramatiques. D'autre part, le rapport à l'autre via FB est un mixte de présence et
d'absence, de réel et de virtuel, support à toutes les projections et cause de tous les malentendus. C'est le meilleur moyen pour que votre vie vous échappe. Enfin, c'est la culture du jeu vidéo que Facebook a introduit dans le secteur de l'existence personnelle et des relations humaines : c'est notre vie même qui devient un jeu vidéo, toujours à l'intersection indécise de la réalité et de la simulation, sauf que parfois dans la vie on ne joue pas...Pas pour rien qu'on a toujours maintenu une distance claire et nette entre la vie et le jeu, ce dernier s'apparentant à un rituel.
Les gens se sont fait gravement piéger par Facebook, non pas par ce que l'entreprise récolte toutes les données des utilisateurs à son profit mais parce qu'ils ont cru qu'une vie dans un monde en permanence ouvert et connecté était vivable. Ils ont cru que des relations entièrement positives, sans négatif, sans envers, sans absence donc, étaient viables, mais ce n'est pas le cas : parents, amis et amants ont besoin de s'absenter de temps à autre, et de se déconnecter. Que serait le jour sans la nuit, la lumière sans l'ombre? Facebook fait advenir le règne de la réalité intégrale, pour reprendre une notion de Baudrillard pour définir le virtuel, dans le champ des relations humaines, c'est à dire que la relation devient intégrale et cela est insupportable...C'est dire que dans son concept même, cette société part d'une erreur fondamentale concernant l'existence et le lien humain et aboutit à une dénaturation, une falsification totale , diabolique, de ceux-ci. Mais le faux a bien des charmes...
Il n'y a pas lieu de s 'étonner que FB s'engage dans cette direction. Preuve ultime que ce n'est pas la vraie vie qui intéresse Zuckerberg mais bien la réalité virtuelle, bien plus stimulante et riche. Cette vie est pauvre, mutilée, décevante,etc. : il faut donc l'enrichir, l'agrandir, et la réparer grâce aux réseaux. Nos relations, nos liens, nos amitiés sont de même terriblement limités : il faut en élargir le champ. Un débat existe aujourd'hui entre ceux qui plaident pour le caractère parfaitement réel de ce qui se se passe ou de ce qu'on fait sur Facebook et ceux qui insistent sur sa dimension irrémédiablement virtuelle. Pour les premiers, qui veulent se rassurer à bon compte et légitimer leur addiction, ce que je fais sur le réseau est autant réel que ce que j'effectue dans la « vraie vie » et n'a donc rien de virtuel, qui est un cliché sans fondement. Or, aux dires du directeur de Facebook lui même, et comme le prouve ce rachat, c'est bien le virtuel qui est la terre d'élection du réseau social.