Friday, March 20, 2015

A propos de Une question de taille

 
Une Question de taille d'Olivier Rey








C'est un ouvrage d'une grande richesse et d'une profonde sagesse que propose Olivier Rey avec Une question de taille. Riche par ses multiples références puisés dans des domaines variés, qui donnent une fort belle illustration à la notion de culture générale; et également par les nombreuses pistes de réflexion proposées. L'auteur s'attaque à un champ anthropologique extrêmement large : rien moins que l'ensemble de la vie humaine, « la vie sur terre », et ses rapports avec la modernité. Quant à la sagesse du livre, elle émane de cette impression de bon sens qu'on ressens à la lecture.
Cette ample réflexion procède d'une intuition première, qui s'avère particulièrement féconde à l'analyse : et si tous les maux propres à la modernité dérivaient tous d'une même cause : une taille disproportionnée ? On aura compris que la démarche d'O. Rey s'inscrit dans la continuité de ses précédents travaux (Itinéraire de l'égarement, Le fantasme de l'homme auto-construit), qui proposent une anthropologie critique de la modernité, sous influence de la science et de la technique. Ici, c'est donc au caractère surdimensionné de certaines œuvres ou produits de la modernité que s'attaque O. Rey, qui finit par dépasser voire écraser les besoins humains. Il y a une folie à l'oeuvre en effet dans ce processus, un « délire », tapi au sein même de la rationalité occidentale. Un rationalité folle : Tel est le paradoxe fondamental de la modernité, qui aboutit à la démesure, le fameux hubris grec.
A partir des nombreux champs balayés, Rey n'a pas trop de mal à montrer que le problème de la taille, c'est à dire du décalage, de l'inadaptation entre certains aspects de la modernité et les besoins de la vie humaine, est bien à la source de tous les maux. Il convient de rappeler cette évidence, pourtant rarement évoquée: sur terre, tout organisme, de nature biologique ou même mécanique, a une taille optimale appropriée, qui rend l'exercice de la vie viable. Ni trop grand, ni trop petit ; et si ces limites ne sont pas respectées, cela se traduit immanquablement par un malaise, voire des catastrophes. Et Rey de donner l'exemple de la taille du corps humain, qui oscille entre 1M60 et 2 mètres. Ainsi il ne saurait exister des géants, en raison de certaines conditions comme la force de gravité. De même, la morphologie des insectes les empêchent d'être trop grands.
A ce sujet, l'argumentation non seulement paraît toujours pertinente et de bon sens mais s'appuie sur de solides bases scientifique, telle l' étude d'un biologiste anglais, John Haldane , Etre de la bonne taille, qui fournit l'une des matrices intellectuelles du livre. Mais O. Rey rappelle aussi l'influence de Galilée, qui démontre que sur un plan géométrique les échelles ne sont pas équivalentes.
C'est surtout à des penseurs de la société que le livre se réfère, principalement Ivan Illich et l'économiste méconnu Léopold Kohrr, auteur du livre The breakdown of Nations. Du premier, Rey retient la pertinence du concept de contre-productivité appliqué à de nombreux aspects de la société moderne, qu'il reprend à son compte pour éclairer des situations présentes. Quant au second, il semble que le livre de Rey soit le commentaire d' une de ses phrases: « Partout ou quelque chose ne vas pas, quelque chose est trop grand ».
L'exemple donné en ouverture du livre de façon très efficace, paraît hautement représentatif de la problématique et du ton général du livre. Dans les années 50, on a construit dans la banlieue de Montgomery aux USA l'un des premiers grands ensembles qui allaient fleurir par la suite dans les banlieues des grandes villes du mondes : soit un gigantesque complexe de barre d'immeubles. Or ce fleuron de la modernité n'a jamais tenu ses promesses : la délinquance s'y est vite installé ainsi qu'un mal de vivre spécifique. Il a été fermé en 1972.
Echec emblématique de notre modernité, qui au malaise ajoute le sentiment d'un énorme gaspillage. On retrouve ici un certain orgueil de la rationalité triomphante mais solitaire, comme aveugle et sourde à « l'art de vivre ». De là cette disproportion, aux effets vite ressentis, entre la réussite technique de l'édifice en soi et le bien-être de la population. (On pense à un passage du Joli Mai de Chris Marker, où le narrateur, face aux grands ensembles tout neufs de la banlieue parisienne, se pose la question du bonheur , avec un brin de scepticisme).
Ce décalage ne peut que faire penser au décalage prométhéen de Gunther Anders, autre référence d'O. Rey, qui visait précisément l'emprise de la technique. Ici, le décalage n'est rien d'autre que le fruit de la perte de la mesure, qu'O. Rey voit s'exprimer dans des domaines variés ( que ce soit le livre numérique ou la théorie du genre). Ajoutons que si la réflexion de Rey est si stimulante, procurant un bonheur de lecture particulier, c'est qu'elle incite le lecteur à reprendre cet angle d'approche et à en vérifier la pertinence pour éclairer de nombreux sujets de l'actualité. Par exemple : la construction sans fin d'un EPR par l'industrie nucléaire française, le traitement des flux de chômeurs par Pole emploi, les crises financières des dernières années, la crise de la zone euro, ou encore le big data. Décidément, oui, on peut dire que la où quelque chose est trop grand, quelque chose ne va pas.
A ce stade, le livre ne cache pas une certaine portée politique: il s'agit précisément de réhabiliter la mesure, la juste proportion dans les décisions politiques, économiques, technologiques et scientifiques actuelles. Privilégier le raisonnable plutôt que le rationnel. Or cela a un nom, et Rey ne se prive pas le dire : il s'agit de la décroissance, que les décideurs actuels ne cessent de décrier, mais qui pourtant apparaît comme la seule issue possible: "...quand la démesure est générale, la seule voie sensée est la décroissance". Autrement dit, il s'agit de combattre ces idéologies (comme le néo-libéralisme) ou bien ces processus ( la technique moderne) qui ont pour caractéristique de ne pas savoir se fixer de limites. Mais précisément, O. Rey ne tranche pas pour savoir quel est le facteur déterminant: le néolibéralisme, le capitalisme, la technique, la science? Les causes sont multiples et co-imbriquées sans doute. On se souvient que Jacques Ellul avait lui pris son parti: le problème, ce n'est pas le capitalisme, c'est la machine.
Retrouver un sens des limites : ce sage dessein est- il seulement réaliste dans notre monde, et ne s'avère-t-il pas un vœu pieux ? L'auteur lui même ne cache pas un certain scepticisme à cet égard, reprenant à son compte la réponse de Kohr lorsqu'il se demandait s'il était possible de démanteler les grandes puissances à l'oeuvre: No. Il semble en effet que la modernité s'inscrive dans une dynamique irrésistible, dont personne ne sait jusqu'ou elle peut aller ni quand elle commencera à décliner.

Une question de Taille, Olivier Rey, Stock, 2014.