Une Question de taille
d'Olivier Rey
C'est un ouvrage d'une
grande richesse et d'une profonde sagesse que propose Olivier Rey
avec Une question de taille. Riche par ses multiples
références puisés dans des domaines variés, qui donnent une fort
belle illustration à la notion de culture générale; et également
par les nombreuses pistes de réflexion proposées. L'auteur
s'attaque à un champ anthropologique extrêmement large : rien
moins que l'ensemble de la vie humaine, « la vie sur terre »,
et ses rapports avec la modernité. Quant à la sagesse du livre,
elle émane de cette impression de bon sens qu'on ressens à la
lecture.
Cette ample réflexion
procède d'une intuition première, qui s'avère particulièrement
féconde à l'analyse : et si tous les maux propres à la
modernité dérivaient tous d'une même cause : une taille
disproportionnée ? On aura compris que la démarche d'O. Rey
s'inscrit dans la continuité de ses précédents travaux (Itinéraire de l'égarement, Le fantasme de l'homme auto-construit), qui
proposent une anthropologie critique de la modernité, sous influence
de la science et de la technique. Ici, c'est donc au caractère
surdimensionné de certaines œuvres ou produits de la modernité que
s'attaque O. Rey, qui finit par dépasser voire écraser les besoins
humains. Il y a une folie à l'oeuvre en effet dans ce processus, un
« délire », tapi au sein même de la rationalité
occidentale. Un rationalité folle : Tel
est le paradoxe fondamental de la modernité, qui aboutit à la
démesure, le fameux hubris grec.
A partir des nombreux champs balayés, Rey n'a pas trop de mal à
montrer que le problème de la taille, c'est à dire du décalage, de
l'inadaptation entre certains aspects de la modernité et les besoins
de la vie humaine, est bien à la source de tous les maux. Il
convient de rappeler cette évidence, pourtant rarement évoquée:
sur terre, tout organisme, de nature biologique ou même mécanique,
a une taille optimale appropriée, qui rend l'exercice de la vie
viable. Ni trop grand, ni trop petit ; et si ces limites ne sont
pas respectées, cela se traduit immanquablement par un malaise,
voire des catastrophes. Et Rey de donner l'exemple de la taille du
corps humain, qui oscille entre 1M60 et 2 mètres. Ainsi il ne
saurait exister des géants, en raison de certaines conditions comme
la force de gravité. De même, la morphologie des insectes les
empêchent d'être trop grands.
A ce sujet, l'argumentation non seulement paraît toujours pertinente
et de bon sens mais s'appuie sur de solides bases scientifique,
telle l' étude d'un biologiste anglais, John Haldane , Etre de la
bonne taille, qui fournit l'une des matrices intellectuelles du
livre. Mais O. Rey rappelle aussi l'influence de Galilée, qui
démontre que sur un plan géométrique les échelles ne sont pas
équivalentes.
C'est surtout à des penseurs de la société que le livre se réfère,
principalement Ivan Illich et l'économiste méconnu Léopold Kohrr,
auteur du livre The breakdown of Nations. Du premier, Rey
retient la pertinence du concept de contre-productivité appliqué à
de nombreux aspects de la société moderne, qu'il reprend à son
compte pour éclairer des situations présentes. Quant au second, il
semble que le livre de Rey soit le commentaire d' une de ses
phrases: « Partout ou quelque chose ne vas pas, quelque chose
est trop grand ».
L'exemple donné en ouverture du livre de façon très efficace,
paraît hautement représentatif de la problématique et du ton
général du livre. Dans les années 50, on a construit dans la
banlieue de Montgomery aux USA l'un des premiers grands ensembles qui
allaient fleurir par la suite dans les banlieues des grandes villes
du mondes : soit un gigantesque complexe de barre d'immeubles.
Or ce fleuron de la modernité n'a jamais tenu ses promesses :
la délinquance s'y est vite installé ainsi qu'un mal de vivre
spécifique. Il a été fermé en 1972.
Echec emblématique de notre modernité, qui au malaise ajoute le
sentiment d'un énorme gaspillage. On retrouve ici un certain
orgueil de la rationalité triomphante mais solitaire, comme aveugle
et sourde à « l'art de vivre ». De là cette
disproportion, aux effets vite ressentis, entre la réussite
technique de l'édifice en soi et le bien-être de la population. (On
pense à un passage du Joli Mai de Chris Marker, où le narrateur,
face aux grands ensembles tout neufs de la banlieue parisienne, se
pose la question du bonheur , avec un brin de scepticisme).
Ce décalage ne peut que faire penser au décalage prométhéen de
Gunther Anders, autre référence d'O. Rey, qui visait précisément
l'emprise de la technique. Ici, le décalage n'est rien d'autre que
le fruit de la perte de la mesure, qu'O. Rey voit s'exprimer dans des
domaines variés ( que ce soit le livre numérique ou la théorie du
genre). Ajoutons que si la réflexion de Rey est si stimulante,
procurant un bonheur de lecture particulier, c'est qu'elle incite le
lecteur à reprendre cet angle d'approche et à en vérifier la
pertinence pour éclairer de nombreux sujets de l'actualité. Par
exemple : la construction sans fin d'un EPR par l'industrie
nucléaire française, le traitement des flux de chômeurs par Pole
emploi, les crises financières des dernières années, la crise de
la zone euro, ou encore le big data. Décidément, oui, on peut dire
que la où quelque chose est trop grand, quelque chose ne va pas.
A ce stade, le livre ne cache pas une certaine portée politique: il
s'agit précisément de réhabiliter la mesure, la juste proportion
dans les décisions politiques, économiques, technologiques et
scientifiques actuelles. Privilégier le raisonnable plutôt que le
rationnel. Or cela a un nom, et Rey ne se prive pas le dire : il
s'agit de la décroissance, que les décideurs actuels ne cessent de
décrier, mais qui pourtant apparaît comme la seule issue possible: "...quand la démesure est générale, la seule voie sensée est la décroissance".
Autrement dit, il s'agit de combattre ces idéologies (comme le
néo-libéralisme) ou bien ces processus ( la technique moderne) qui
ont pour caractéristique de ne pas savoir se fixer de limites. Mais précisément, O. Rey ne tranche pas pour savoir quel est le facteur déterminant: le néolibéralisme, le capitalisme, la technique, la science? Les causes sont multiples et co-imbriquées sans doute. On se souvient que Jacques Ellul avait lui pris son parti: le problème, ce n'est pas le capitalisme, c'est la machine.
Retrouver un sens des limites : ce sage dessein est- il seulement
réaliste dans notre monde, et ne s'avère-t-il pas un vœu pieux ?
L'auteur lui même ne cache pas un certain scepticisme à cet égard, reprenant à son compte la réponse de Kohr lorsqu'il se demandait s'il était possible de démanteler les grandes puissances à l'oeuvre: No. Il semble en effet que la modernité s'inscrive dans une dynamique irrésistible, dont personne ne sait jusqu'ou elle peut aller ni quand elle commencera à décliner.
Une question de Taille, Olivier Rey, Stock, 2014.