A propos de Cerveau
augmenté, humain diminué par Miguel Benasayag, éditions la découverte (2016).
Ce
n'est pas tout a fait un hasard si M. Benasayag, dans son dernier
livre, s'intéresse au cerveau, à partir notamment des récents
travaux en neurosciences. En effet, l'intérêt pour ce sujet
s'inscrit dans un contexte d'époque particulier. L'humanité vit une
sorte de tournant, une période presque chaotique de rupture et de
mutation, qui prend plusieurs formes : révolution numérique,
anthropocène etc. Or le cerveau n'est pas étranger à ce contexte.
Or, c'est aussi la période où le cerveau, considéré comme un
sommet de l'évolution de l'espèce, la chose la plus complexe de
l'univers, en arrive à cette étape ultime : s'étudier lui
même. Précisément ce sont les outils du numérique qui permettent
cette amélioration de la connaissance. Quelles sont les conséquences
d'une telle situation ? Immenses, sur différents plans :
social, culturel, politique , économique etc. Benasayag n'ose pas le
dire, mais faudrait-il voir dans ce retournement une sorte de fin de
l'histoire, comme si l'aventure de la civilisation humaine, justement
permise par le développement cérébral, était parvenue à son
point d'aboutissement. En tout cas, cette évolution est inséparable
d'une visée technologique prométhéenne : un cerveau augmenté,
doté de capacités supplémentaire, et enfin un cerveau fabriqué
par voie électronique, soit l'intelligence artificielle.
Or,
c'est à une critique en règle de cette approche, qui postule un
réductionnisme physique que se livre M. Benasayag dans son
dernier livre. Une critique du physicalisme cérébral donc, non pas
malgré les neurosciences, mais à partir d'elles même si l'on
trouve des partisans de cette idéologie scientifique dans ce milieu.
Il s'agit de rappeler la spécificité du cerveau comme organisme
clé du vivant et partant vecteur d'humanité, à l'encontre des
visions type « homme neuronal ».
Cerveau
augmenté ou fabriqué : C'est à ces deux prétentions, dans
lesquelles on aura reconnu l'idéologie transhumaniste, que s'en
prend Benasayag, entendant en démontrer toute l'inanité.
Pour
ce faire, Il repart de la distinction classique entre le biologique
et le mécanique.
L'erreur
classique d'aujourd'hui est d'identifier le cerveau humain à un
ordinateur, dans la continuité de cette métaphore identifiant
l'organisme à une machine, déjà employée par de nombreux penseurs
occidentaux depuis le XVIe siècle. Mais c'est là une funeste
confusion, qui n'est pas sans conséquences inquiétantes, notamment
sur le plan des « pratiques sociales » (comme par exemple
l'abandon de l'enseignement de l'écriture cursive à l'école). Or
c'est bien sur la base de cette confusion qu'on peut envisager un
cerveau augmenté, formule qui indique bien que le critère
quantitatif l'emporte sur le qualitatif. Le cerveau est considéré
ici comme un ensemble cumulatif de « pièces détachées »,
de composants, de modules , de compétences etc. , un organe qui
telle une machine est uniquement vu sous l'angle de la performance à
accomplir. En bref, il s'agit d'un cerveau disloqué, éclaté en
fonctions et modules. Un cerveau qui accumule des données à défaut
de produire du sens. Et c'est là que le bat blesse bien sur :
on manque ainsi l'essentiel : l'unité synthétique, la liaison
d'ensemble que seul permet l'organe vivant et qui procure ce
sentiment d'être vie, de vivre les choses.
Au
risque de simplifier à outrance la pensée de Benasayag, on peut
dire que toute sa démonstration consiste à rappeler la spécificité
du cerveau comme organe co-substantiellement lié à la vie.
Phénomène qui, par nature, est totalement étranger aux
ordinateurs. De nombreuses démonstrations, appuyées sur des
expériences scientifiques, étayent cette idée. L'un des arguments
les plus forts et sur lequel insiste l'auteur est celui de la
« territorialité ». Le cerveau est un organe inscrit
nécessairement dans un corps et dans un espace, qui pour intégrer
une connaissance s'appuie sur une expérience vécue, c'est- à dire
en langage neuro-scientifique « qu'il incorpore des données
qui le situent dans un contexte en relation avec des stimuli
proprioceptifs ». Autrement dit, il est situé et cette
localisation, via un corps, dans l'espace détermine son
fonctionnement. On comprend alors l'un des effets pervers majeurs du
numérique. Celui ci perd tout simplement la territorialisation.
Internet et les ordinateurs ne sont pas « situés ». A
partir de ce constat, Bennasayag souligne non sans inquiétude le
danger que recèle l'hybridation homme-machine, à savoir une
collaboration qui tendrait à une colonisation. L'exemple des
chauffeurs de taxi de Londres, n'utilisant que le GPS est ici
éloquent : la taille de leur hippocampe aurait baissé du fait
d'un usage intensif du GPS. Dans le même ordre d'idées, l'essayiste
rappelle le caractère foncièrement « déterritorialisant »
des écrans et des téléphones portables, de sorte que les
expériences vécues sur écran (par exemple une rencontre) ne sont
pas réellement vécues, car il manque le « paysage ». Plus
généralement, l'environnement technologique nouveau a tendance à
découpler la connaissance du corps. Ce qu'en fervent spinoziste,
Benasayag ne peut que condamner.
On
pourrait rappeler qu'à l'origine le cerveau est un organe dévolu à
la survie d'avantage qu'à la connaissance, cette dernière n'étant
au fond qu'une dérivée de la première. Ce qui est ici visé c'est
une hypertrophie de la connaissance, aussi illimitée
qu'artificielle ; « hypostasiée » au point d'être
déconnecté de la vie, ce qu'incarne bien certains projets délirants
de Google. Il semble donc que face aux géants du numérique obsédés
par un cerveau augmenté ou fabriqué, il convienne de défendre, au
nom de la « fragilité », l'indéfectible lien du cerveau
à l'usage même de la vie, à hauteur d'homme et dans le
consentement à certaines limites.
C'est
en fin de compte une réflexion stimulante que nous offre Miguel
Benasayag, modeste et prudente sur un sujet ô combien difficile.
La lecture appelle ainsi des pistes de réflexion complémentaires.
Ainsi, la phénoménologie de Michel Henry, fondée sur le concept
d'auto-affection, paraît compatible avec l'approche ici défendue,
et pourrait être intégrée à ce travail de résistance à
l'idéologie physicaliste. De fait, on pourrait aussi rappeler, face
à l'extraordinaire développement des neurosciences, le sentiment
de vanité qui peut parfois s'éveiller chez le lecteur. Dans la
mesure où l'on se rend compte que l'homme peut fort bien avoir un
bon usage de son cerveau, d'autant mieux même qu'il en ignore
parfaitement le fonctionnement. Comme si au fond l'auto-connaissance
ne faisait pas partie de son programme. On admire les découvertes
neuroscientifiques, tout en constant l'écart grandissant entre les
sciences et la logique même de la vie, en sachant secrètement que
ces connaissances admirables ne nous seront pas d'une grande
importance dans la vie quotidienne et dans les nombreuses situations
où l'on doit se servir à bon escient de son cerveau.