Wednesday, November 22, 2006

tigre en papier

Tigre en papier d’Olivier Rolin
Seuil, Fiction & Cie



Il n’est sans doute guère besoin de lire les quelques six cents romans de la rentrée littéraire pour savoir que le dernier d’Olivier Rolin, Tigre en papier, est au dessus de la mêlée. Simplement, on a affaire à un grand livre, magistral et important, qui restera : pour la force évocatrice de l’écriture, le souffle romanesque, la profondeur du propos, et aussi la synthèse qu’il propose d’un parcours à la fois politique et littéraire reflétant les contradictions et les déchirures de la société française depuis trente ans.
De ce livre qui est grandement acclamé (mais pour une fois ce n’est pas usurpé), les médias retiennent volontiers le caractère plus ou moins véridique des actes politiques décrits, à la lisière de l’attentat terroriste, correspondant au passé militant de l’auteur. On oublie pourtant l’essentiel : la littérature. Rolin ne livre pas ses mémoires mais bâtit une fiction. Le livre s’ouvre sur cette situation romanesque : le périphérique, la nuit, un homme et une femme qui se parlent à bord d’une voiture. L’homme, le narrateur, quinquagénaire, s’adresse à la fille d’un ami, surnommé Treize, mort il y a une vingtaine d’années, et lui raconte sa jeunesse militante dans l’ extrême gauche maoïste.
Avant tout, c’est la voix de cet homme, qui se répand dans la nuit, double de l’auteur, que le livre nous fait entendre, qui s’adresse à la fois à la jeune fille et à lui même (le tu), une voix irriguée par la mémoire, dont le cours heurté, tourbillonnant s’échelonne sur plusieurs niveaux de temps et brise le fil linéaire du récit. Significativement, la DS conduite par le narrateur est dénommé Remember.
L’enjeu idéologique, philosophique de ce dialogue, qui d’ailleurs est plutôt un monologue tant la jeune fille reste quasi mutique, paraît clair : il s’agit de témoigner d’un monde et d’une époque à jamais disparus sur les lieux même de cette disparition : Paris ; et à bien des égards la ballade sur le périph est une quête « des ombres d’un Paris qui n’existe plus ». De là l’insistance première sur les mutations techniques, révélateurs du changement, car Rolin parle d’un temps où n’existaient ni Internet, ni les portables, ni les ordinateurs. Le postulat du livre c’est qu’en une trentaine d’années il y a eu un tel changement de civilisation que la jeunesse du narrateur semble appartenir à un temps très reculé, en partie effacé ; de là, dans le texte, toutes les formules en incise (questions, adverbes etc.) qui traduisent une incertitude généralisée entourant les détails d’un passé devenu flou. Rolin met évidemment en scène, à travers ses deux personnages, un dialogue des générations, ce qui double le texte d’un autre enjeu : celui d’une transmission, transmission d’une expérience plutôt ratée, ou plutôt « transmission de l’intransmissible » ainsi que Blanchot définit la littérature. Mais peut être existe-t-il un tel fossé entre ces deux êtres qu’elle ne peut même pas entendre ce qu’il lui dit, ne serait ce qu’avoir idée de son époque à lui.
Au fond, Olivier Rolin nous livre dès les premières lignes l’une des clés de son roman : « la mélancolie historique, tu l’as tétée avec le lait de ta mère ». Voilà qui définit bien le climat qui baigne le livre. Tigre en papier est en effet un livre puissamment mélancolique, mais une mélancolie qui s’applique non pas aux problèmes personnels mais à la sphère politique, une mélancolie du nous plus que du je (ou d’un je en tant qu’il fait partie d’un nous). De ce point de vue, le livre s’inscrit dans un certain héritage tant la mélancolie historique est spécifique à l‘histoire littéraire française. Il s’agit d’un sentiment proprement romantique inconcevable sans la Révolution française. Intimement lié aux grandes périodes de fracture historique, à partir desquelles on prend conscience d’un avant et d’un après, il correspond au sentiment tragique du temps. C’est la fameuse « poésie des ruines », dont Tigre en papier n’est pas exempt. En tout cas, cet état d’esprit a partie liée avec l’idée même de révolution, qui est l’une des grandes figures déclinées par le livre, la grande Arlésienne, « celle qu’on n’espère plus et qu’on attend ».
Tigre en papier est donc un livre à la fois extrêmement politique et extrêmement littéraire, les deux dimensions n’étant pas séparées mais consubstantiels. Rolin nous parle d’un temps où la littérature éclairait l’action et inversement. Ce n’est pas la moindre force de ce roman que d’être pétri de culture littéraire, plus exactement d’être hanté par la littérature ( à un moment, Rolin parle de « récit des spectres »). Tigre en papier est un livre fait des autres livres, des autres phrases, des autres mots, des autres écrivains. Rolin s’assume comme écrivain français, reconnaît un héritage et ses dettes, à l’heure où beaucoup d’autres ne partent que de leur personne comme s’ils étaient né de rien. Les écrivains admirés en l’occurrence sont ceux qui, de façon très romantique, ont su concilier l’action et l’écriture, qui ont pris les armes et la plume. J’aurais été soldat si je n’avais été poète a dit Hugo. Plus encore, l’auteur traite certaines scènes du livre comme des reprise évidentes de passages célèbres du patrimoine littéraire. Je pense au dîner des retrouvailles dans un bar de Belleville avec des amis gauchistes qui est un décalque parfait d’une scène canonique du Temps retrouvé. Par cette façon de relier une scène de vie à une autre scène de la littérature, de soumettre cet épisode à un procédé a priori artificiel d’intertextualité, Rolin témoigne de son ambition d’imbriquer l’une dans l’autre la vie et la littérature. C’est que Tigre en papier n’a pas peur de prendre la littérature très au sérieux.
Dans la perspective du livre, Il est un point où politique et littérature se rencontrent, c’est l’Histoire, ambiguïté que l’on retrouve jusque dans le jeu de mot : l’Histoire des hommes et celle racontée par le romancier. De fait, le roman est la chronique cocasse et désabusée d’une génération qui a passionnément aimé l’histoire, qui l’a vénérée et a voulu se mesurer à elle. Plus encore, cette jeunesse a rêvé d’héroïsme, qui est la grande valeur de l’histoire, que Rolin définit ainsi : « cette part de l’humanité qui se mesure aux dieux ».
Mais voilà le rêve ne s’est jamais réalisé, il a même sacrément échoué. La mélancolie historique tient non pas tant à cet échec qu’au discrédit dans lequel est tombé l’héroïsme, dans une époque plus volontiers encline au cynisme et uniquement soucieuse de confort personnel et de bonheur consumériste. Post modernité et hédonisme font-ils bon ménage avec l’héroïsme ? Au fond, le livre dit en creux ce qui s’est passé en l’espace de quelques trente années : on est passé « du temps de l’histoire au règne de l’argent ». Telle est bien la mutation fondamentale affectant tous les champs de la société, y compris l’humanité elle-même. Or Rolin n’expose pas des thèses toutes générales, il met en place un dispositif esthétique, romanesque pour incarner son propos : le périphérique parisien sur lequel roule la vieille DS Remember conduite par le narrateur. Autrement dit, la révolution n’est pas celle qu’on attendait : au lieu de la grande rupture historique, on a la rotation périodique d’une voiture autour de son axe. Telle est l’ironie de l’histoire, versant corollaire de la mélancolie. Magnifique et saisissante image d’un temps arrêté, stoppé.
Au fond, la mélancolie historique atteste d’une crise majeure de la temporalité. Un temps qui tourne en rond, qui n’avance plus. Comme le dit le narrateur, l’argent roi a institué un présent permanent , c’est-à-dire « l’éternité de pacotille de la pub », à laquelle est sans nuance renvoyée la fille de Treize (il faut dire que par moments on l’imagine sortir tout droit de Loft Story). Ce qui s’est perdu, c’est le lien organique entre le présent et le passé qu’autorisait un temps vécu comme un chaîne cohérente. Le présent absolu d’aujourd’hui contraste avec le « présent modeste » d’antan. Si le rapport à la littérature comptait autant pour sa génération, c’est précisément parce qu’il permettait d’inscrire le présent dans une perspective beaucoup plus vaste, dans une « histoire » : « le monde dans lequel vous viviez était comme approfondi, transfiguré par une puissance qui reliait chaque événement, chaque individu à toute une chaîne d’anciens événements, et d’individus plus grands, plus tragiques ». Désormais la chaîne et les grands récits ont laissé place à un ensemble discontinu et désarticulé, « un montage sans queue ni tête de lieux communs ».La littérature n’est plus « opératoire », ne fournit plus de modèles ainsi que le prouve l’exemple de la jeune fille qui affiche sans complexe une inculture remarquable.
Là encore, Rolin confère à ses idées une forme visuelle et romanesque très efficace, qui devient même principe d’écriture : ce montage désordonné et cette éternité de pacotille, c’est évidemment ce périphérique bardés de publicités criardes et clignotantes, comme dans un film de Godard, comme s’il représentait l’horizon indépassable de notre temps (pensons à ce très beau passage, où le narrateur exprime cette idée qu’on a construit le périphérique pour enfermer Paris et contenir les énergies révolutionnaires dont cette ville est porteuse).
Pour autant, on ne saurait soutenir que Tigre en papier est porté par un sentiment nostalgique et réactionnaire comme l’attitude dédaigneuse du narrateur à l’égard de la jeune fille pourrait le laisser croire. Certes, il y a une exécration de l’époque contemporaine, mais elle ne s’accompagne pas d’une idéalisation du bon vieux temps militant, et la mélancolie est contrebalancée par l’ironie, parfois féroce. Car Rolin porte un regard sans concession ni indulgence sur les errements d’alors dont a pu se rendre coupable sa jeunesse. Toute la dimension ironique du livre, qu’on trouve dans le titre même, tient au décalage entre la foi dans l’héroïsme et la réalité misérable des faits. Tel est l’échec politique du maoïsme en France que nous raconte Rolin, et qui est comme l’illustration de ce principe de Marx : « un grand événement a toujours lieu deux fois : une première fois en tragédie, une deuxième fois en comédie ». De là la tension, tout au long du livre, entre le sublime et le grotesque, le ridicule et le beau, les héros et les clown. De fait l’évocation de quelques coups tordus est franchement cocasse, tel l’enlèvement du PDG d’Atofram, l’ex général Chalais, introduit de force dans une grosse malle. Même la mort de Treize, qui fait une chute mortelle de la tour Saint Sulpice un soir de beuverie, est emblématique. Tigre en papier est l’histoire de gens qui ont rêvé d’atteindre les étoiles et sont tombés le nez dans le caniveau. Le livre des lendemains de gueule de bois après les jours d’ivresse de l’Histoire.
Pour finir, il faut peut être revenir à la littérature. Rolin ne livre pas un témoignage historique sur son engagement politique de jeunesse mais a choisi la fiction. Car ce qui importe ici, ce n’est pas tant le passé en tant que tel que la distance qui en sépare, l’écriture n’étant que le mouvement qui vient l’occuper. De là cette voix ruminante, hésitante, marquée par les incertitudes et les oublis, peut être même falsificatrice par moment : « il ne faut pas croire tout ce que je raconte. Et ce n’est pas que je cherche à dissimuler, à déformer quoi que ce soit : c’est que ma mémoire n’est plus que dissimulation et déformation ». Voilà pourquoi Rolin choisit la littérature, c’est-à-dire la beauté, alors même que cette valeur était répudiée jadis pour connotation bourgeoise ; désormais sur les ruines d’un temps révolu fleurit un style enchanteur et magique, une langue plus belle et splendide que jamais, qui tend à la poésie, que ce soit la description d’un orage à Saigon ou des lumières de Paris. Tigre en papier raconte l’histoire d’un militant politique qui devient écrivain, ou encore comment l’échec de l’activisme politique laisse place au triomphe de la littérature.