Friday, January 28, 2011

Au sujet de la condition d'enseignant aujourd'hui

Le métier d'enseignant auprès des plus jeunes est devenu extrêmement dur aujourd'hui,voire impossible. Cette situation, accréditée par de nombreux témoignages, reflète un certain état de la société aujourd'hui, à travers sa jeunesse, et c'est bien ça qui est grave.
Soyons clair: il n'a jamais été simple d'enseigner, particulièrement dans les collèges et lycées pro. Mais la situation d'aujourd'hui a quelque chose d'inédit, de spécifique, et les choses se sont clairement aggravées. Et c'est cet aspect là qu'il faudrait essayer de penser, d'analyser, de prendre en compte.
J'ai mon idée sur la question mais cela mériterait de plus amples développements.
Je pense que le malaise actuel vient de la confrontation de L'école telle qu'elle est constituée et organisée avec les évolutions fulgurantes de la société moderne, évolutions en grande partie technologiques. De sorte que la situation même de l'enseignant, seul dans sa classe, armé de sa craie et de sa parole, est comme totalement fragilisée et dévaluée. C'est un métier qui devient quasi impossible de ce point de vue là. Je dirai dévaluation du magistère de la parole. C'est un peu ce que j'ai ressenti moi en tant que prof.
il faudrait ici analyser l'impact des technologies numériques, mais c'est compliqué.
Disons que le tort de l'école publique, cet énorme système inhumain qui broie les individus, est ne pas du tout avoir su les intégrer et s'adapter à ces conditions modernes, que par ailleurs la société civile et les individus utilisent parfaitement. On reste sur les mêmes schémas, les mêmes recettes. Malgré les réformes, on ne change rien et on reste dans une forme d'immobilisme lourd, parfaitement symbolisé par ces bâtiments de bétons gris et hideux que sont trop souvent les établissements d'enseignement.
Du coté des élèves, je perçois dans leur malaise, qui s'exprime parfois par ces crise de violence incontrôlables, un sentiment d'absence d'avenir. Ca revient souvent dans leur propos. Ils sentent lucidement que la société ne leur garantit pas un emploi assuré, c'est à dire une place,y compris s'ils font l'effort de bosser. De cette absence d'avenir, en témoigne la présence des lycéens et collégiens à la manif contre la réforme des retraites: ce qui est absurde en soi. Mais là encore, je pense que l'usage intensif des technologies numériques a un rôle dans l'émergence de ce sentiment ( Par exemple dans le fait de nous coller à l'instantané plutôt qu'au long terme, de nous livrer à une accélération du réel comme dit Paul Virilio). il y a là un malaise dans la transmission, et les profs aussi le sentent...
Enfin, disons le, l'école aujourd'hui est un lieu qui souffre d'une absence totale de Désir. Les élèvent ne désirent pas y aller, les profs ne désirent pas y enseigner, l'administration ne désire pas s'en occuper, et le pouvoir ne désire pas la financer...notre société souffre d'une absence de désir d'école. or le savoir procède du désir: libido sciendi.
La situation aujourd'hui est réellement grave et potentiellement explosive. On s'expose à des catastrophes dont on n'a pas idée..
Evidemment, il conviendrait de nuancer et de compléter ce point de vue.

Wednesday, January 26, 2011

Au sujet du téléphone portable

La décision et l'acte d'arrêter l'usage du téléphone portable forme un geste radical, un peu insensé, et terriblement significatif. Il interpelle fortement, à en juger par les multiples réactions sur un forum suite à la publication dans Rue 89 d'un texte d'un internaute justifiant cet acte. Il touche de façon profonde à une chose profondément intégrée dans nos vies, qui les modèle même, à tel point qu'on se demande comment on pourrait vivre sans. C'est pourquoi tout le monde se sent concerné lorsqu'une personne prend une telle décision, un peu comme si quelqu'un de son propre chef s'excluait, non seulement de la vie moderne, mais aussi de la communauté, voire de l'humanité, risquant une sorte de mort sociale. Cela oblige aussi à s'interroger sur son propre usage du portable et donc sur la façon dont on mène sa vie.
Si ce geste parait si fort, c'est qu'il va bien au delà de l'abandon d'un simple gadget, il rejette également tout un système,qui avant tout est un système technique (comme le dit Jacques Ellul). Système technique qui est lié à un système économique, le capitalisme, et à un modèle de société: la société de consommation. J'ajouterai même que le téléphone portable est l'instrument phare, l'un des agents principaux, de cette forme particulière de capitalisme, à savoir le néo-libéralisme.
En effet, par essence, un téléphone portable n'est que le rouage d'un réseau et n'a de sens que relié à un immense système technologique permettant la circulation des messages et informations. C'est la partie d'un ensemble, une machine reliée à un ensemble de machines. Telle est la "matrice" au sein de laquelle le portable nous installe. On peut être tenté d'y échapper. Et pour se faire, il s'avère qu'il n'y a pas 36 solutions: il faut en sortir totalement.
Voilà donc ce qu'on rejette quand on renonce au téléphone portable. Souvent les personnes qui font ce geste disent qu'elles veulent se "réapproprier leur vie". Comme si elle leur avait été en partie volée, comme s'ils en avaient été dépossédé. Il s'agit bien pour l'individu d'une stratégie de défense contre l'emprise de la technologie, par laquelle il doit lutter contre lui même. Un luddisme du quotidien accompli par les consommateurs. Un travail sur soi donc, ce qui l'apparente à une démarche spirituelle, une véritable ascèse, qui passe par des privations, frustrations et souffrances de ce type. Mais au bout du chemin, la liberté retrouvée, une vie réappropriée.
Tel est donc l'éminent paradoxe de cette machine. Elle nous rend des tas de services, augmente notre puissance et nos possibilités d'action, et d'un même tenant nous asservit. On est accro, on ne peut plus s'en passer. Ce qui implique quelle remet en cause une part de notre autonomie en tant qu'être.
De fait, C'est une technologie totalement addictive, qui a la particularité de s'emparer de tous les domaines de votre vie; et cela est encore plus vrai avec les smartphone. A tel point qu'elle finit par absorber, aspirer la substance même de votre vie, comme un vampire. Elle vous met nécessairement dans un état de stress permanent, et comme pour toute addiction le seul remède est son usage pour apaiser votre état de tension. De là la question légitime de savoir si on est réellement plus libre ou non avec cet objet là. On se situe plutôt dans le champ de la servitude volontaire.
Cette machine a surtout violemment modifié notre rapport au temps, le soumettant à un principe de compression, de fragmentation et d'accélération. Notre rapport au monde donc, aux autres, à notre propre vie, à la façon dont on la mène et aussi dont on la raconte. Elle a profondément perturbé les repères de l'ici et de l'ailleurs, du privé et du professionnel, du public et de l'intime. L'expérience de la vie authentique et simple même, dans son ici et maintenant, est modifiée. On fait parfois ce qu'on n'a pas vraiment envie de faire. Et l'on n'y peut pas grand chose...
Ce qui est saisissant, presque poétique, dans la démarche consistant à se débarrasser de son portable, c'est qu'on a désormais la possibilité de voyager dans le temps et de revenir en arrière. Revenir au temps d'avant cette invasion, quand la vie se passait autrement . On était plus tranquille comme j'ai entendu dire un ouvrier. Faites l'expérience: privez vous de téléphone portable une journée et baladez vous, dans la rue ou ailleurs, vous verrez, au début vous êtes angoissés mais bientôt vous avez la sensation de revenir en... 1995! Et même vous vous sentez plus libre (c'est à dire libéré).
Ainsi quand on dit"Se réapproprier sa vie", il s'agit de se réapproprier son temps . Car avec le portable et le système technique qui lui est lié, le temps humain est comme absorbé par le temps des machines, un temps inhumain fonctionnant à la nano-seconde (et qui régit la finance par exemple). C'est bien sur ce que ne cesse dire Paul Virilio. En ce sens, on pourrait voir dans ce renoncement au portable une sorte d'auto-régulation individuelle, prélude à une autorégulation collective consistant à freiner voire arrêter l'accélération générale . Je cite Virilio:" Or aujourd’hui, c’est l’accélération du réel, quand on dit en temps réel, c’est la réalité qui est accélérée et quelque chose là se joue sans référence philosophique". Réel accéléré! tel est bien ce qu'on ressent confusément avec le téléphone portable. Preuve que l'affaire n'est pas sans gravité.
C'est aussi le genre d'initiative que Jacques Ellul croyait le seul possible face à l'emprise technologique: un geste avant tout individuel mais radical procédant d'un travail sur soi. Il est évident que cela ne peut pas prendre une forme collective imposée, sous peine d'être tyrannique. Mais cet acte, de par son isolement, implique un véritable courage.
Aujourd'hui, Tout le monde a un téléphone portable et ne saurait s'en passer. Mais il n'est pas sur qu'on est plus heureux. Il n'a pas apporté plus de bonheur. Freud le disait déjà dans malaise de la culture" Grâce aux prodiges de la technique, l'homme ressemble de plus en plus aux dieux. Mais se sent-il heureux dans sa ressemblance avec Dieu?"

Saturday, January 22, 2011

Au sujet de l'avenir de la presse

On a changé de monde. Tel est le constat simple qui s'impose quand on considère la situation de la presse aujourd'hui. Il est évident que les journaux papiers subissent la conversion numérique actuellement en cours, qui correspond à une révolution industrielle dont on n'a pas mesuré encore l'ampleur ni quand elle va s'arrêter. Comme d'habitude, cela pulvérise les équilibres (on dit les modèles économiques) et pulvérise les formes de travail traditionnelles.

Le Web désormais modèle l'actualité et l'info. Dans cette nouvelle écologie, le support papier est par définition condamné. Il n'offre aucune fonctionnalité que permet le Web. Disons que le papier ne fait pas le poids face à l'électron. Il s'agit de substituer l'écran (sous de multiples formes et objets) au papier. Ce qui bouleverse le rapport à l'espace-temps, qui régissait et structurait la presse. Son unité de temps, c'était le jour, comme l'indique le nom même de journal, qui se réfère à un ordre cosmique et à un temps humain. Désormais, c'est l'instant ou le bit, qui renvoie au temps technologique des ordinateurs, qui est un temps non humain. Cette instantanéité de l'info abouti à une "temporalisation du temps "comme dit Hartmudt Rosa. On peut aussi parler d'uchronie car dans le web, l'info arrive tout le temps et nulle part, mais jamais vraiement à un instant précis et fixe. Elle se manifeste sous la forme d'un flux multiforme et incessant, jamais fixe. Il n'y a plus de limites et plus de repères.`

La crise est énorme ( et concerne d'autres secteurs). Le problème est que, d'un coté on a un modèle économique dépassé, de l'autre quasiment pas de modèle économique convaincant et susceptible d'être stabilisé.

Pour la presse, c'est plus la catastrophe qu'autre chose. Et l'horizon demeure grandement inconnu...

Saturday, January 08, 2011

Au sujet de Stéphane Hessel et du succès de son livre

Il ne faut pas se méprendre! La petite levée de boucliers, fort prévisible, que commence à susciter le bouquin d'Hessel ne concerne pas tant la personne de l'auteur ni même son message que son succès incroyable. ( A cela s'ajoute bien sur la défense sans ambiguïté du peuple palestinien et la condamnation non moins claire de la politique menée actuellement par l'Etat d'Israël)
La question qui se pose donc: est ce que le succès de ce livre corrompt et galvaude son message? Il est vrai que voir ce vieux monsieur arpenter tous les plateaux télé et prêcher la bonne parole, entouré de people l'écoutant religieusement, peut susciter une certaine perplexité. Mais c'est je crois lui faire un mauvais procès.
Il est clair que ni Hessel ni même ses éditeurs n'ont à ce point prémédité ce succès. Au départ, ils ont simplement voulu publier un discours fort et vibrant que Hessel avait prononcé lors d'un meeting. La réaction enthousiaste du public a été confirmée par l'engouement des lecteurs.
C'est simplement une parole qui touche les gens aujourd'hui, qui sont en colère face à l'état de la société et l'action de ses dirigeants. Cette parole jouit d'un crédit d'autant plus fort que son auteur est un ancien résistant et ancien déporté. Et c'est un appel à l'action, à l'initiative, un refus de la résignation et de l'impuissance. Or je crois que l'impuissance est le sentiment le plus fortement ressenti actuellement par tout le monde: l'aquoibonisme. ( Ce qui est paradoxal car nous sommes dotés de moyens techniques très puissants). C'est ce sentiment auquel ont du faire face certains résistants pendant la guerre : vous ne pouvez rien y changer! et qui est entretenu et maintenu par nos idéologues anti-Hessel (l'acceptation enthousiaste de l'impuissance est clairement le message d'un Luc ferry, philosophe officiel et caution intellectuelle de la bourgeoisie d'affaires)
Reste la question de l'indignation, qui certes ne se fait pas sur commande. Mais ce n'est pas du tout le propos d'Hessel. Le terme est parfaitement justifié. Hessel l'a choisi en fin connaisseur de la poésie; ce qu'apparemment nos "raisonneurs", tel Cyrulnik ou Assouline, sont incapables de comprendre. L'indignation, vive émotion face au mal, est bien le moteur de l'engagement. Trop de raison ou de connaissance sont au contraire des freins à l'action.
La résistance française a eu un lien fort avec la poésie, d'où l'usage des poèmes de Verlaine comme messages codés à la radio. Ainsi Hessel, en parlant d'indignation, se réfère clairement à un héritage poétique. On pourrait citer Le poète latin Juvénal " A defaut de talent, c'est l'indignation qui fait le poète" jusqu' à Victor Hugo invoquant "la muse indignation" pour écrire les châtiments contre Napoléon III. L'indignation est donc un sentiment poétique et politique, qui imprègne complétement le slogan du Conseil de la résistance "Créer c'est résister" (en grec poésie signifie création). Assurément Assouline, Ferry, Cyrulnik n'ont pas le moindre rapport avec la poésie.