La décision et l'acte d'arrêter l'usage du téléphone portable forme un geste radical, un peu insensé, et terriblement significatif. Il interpelle fortement, à en juger par les multiples réactions sur un forum suite à la publication dans Rue 89 d'un texte d'un internaute justifiant cet acte. Il touche de façon profonde à une chose profondément intégrée dans nos vies, qui les modèle même, à tel point qu'on se demande comment on pourrait vivre sans. C'est pourquoi tout le monde se sent concerné lorsqu'une personne prend une telle décision, un peu comme si quelqu'un de son propre chef s'excluait, non seulement de la vie moderne, mais aussi de la communauté, voire de l'humanité, risquant une sorte de mort sociale. Cela oblige aussi à s'interroger sur son propre usage du portable et donc sur la façon dont on mène sa vie.
Si ce geste parait si fort, c'est qu'il va bien au delà de l'abandon d'un simple gadget, il rejette également tout un système,qui avant tout est un système technique (comme le dit Jacques Ellul). Système technique qui est lié à un système économique, le capitalisme, et à un modèle de société: la société de consommation. J'ajouterai même que le téléphone portable est l'instrument phare, l'un des agents principaux, de cette forme particulière de capitalisme, à savoir le néo-libéralisme.
En effet, par essence, un téléphone portable n'est que le rouage d'un réseau et n'a de sens que relié à un immense système technologique permettant la circulation des messages et informations. C'est la partie d'un ensemble, une machine reliée à un ensemble de machines. Telle est la "matrice" au sein de laquelle le portable nous installe. On peut être tenté d'y échapper. Et pour se faire, il s'avère qu'il n'y a pas 36 solutions: il faut en sortir totalement.
Voilà donc ce qu'on rejette quand on renonce au téléphone portable. Souvent les personnes qui font ce geste disent qu'elles veulent se "réapproprier leur vie". Comme si elle leur avait été en partie volée, comme s'ils en avaient été dépossédé. Il s'agit bien pour l'individu d'une stratégie de défense contre l'emprise de la technologie, par laquelle il doit lutter contre lui même. Un luddisme du quotidien accompli par les consommateurs. Un travail sur soi donc, ce qui l'apparente à une démarche spirituelle, une véritable ascèse, qui passe par des privations, frustrations et souffrances de ce type. Mais au bout du chemin, la liberté retrouvée, une vie réappropriée.
Tel est donc l'éminent paradoxe de cette machine. Elle nous rend des tas de services, augmente notre puissance et nos possibilités d'action, et d'un même tenant nous asservit. On est accro, on ne peut plus s'en passer. Ce qui implique quelle remet en cause une part de notre autonomie en tant qu'être.
De fait, C'est une technologie totalement addictive, qui a la particularité de s'emparer de tous les domaines de votre vie; et cela est encore plus vrai avec les smartphone. A tel point qu'elle finit par absorber, aspirer la substance même de votre vie, comme un vampire. Elle vous met nécessairement dans un état de stress permanent, et comme pour toute addiction le seul remède est son usage pour apaiser votre état de tension. De là la question légitime de savoir si on est réellement plus libre ou non avec cet objet là. On se situe plutôt dans le champ de la servitude volontaire.
Cette machine a surtout violemment modifié notre rapport au temps, le soumettant à un principe de compression, de fragmentation et d'accélération. Notre rapport au monde donc, aux autres, à notre propre vie, à la façon dont on la mène et aussi dont on la raconte. Elle a profondément perturbé les repères de l'ici et de l'ailleurs, du privé et du professionnel, du public et de l'intime. L'expérience de la vie authentique et simple même, dans son ici et maintenant, est modifiée. On fait parfois ce qu'on n'a pas vraiment envie de faire. Et l'on n'y peut pas grand chose...
Ce qui est saisissant, presque poétique, dans la démarche consistant à se débarrasser de son portable, c'est qu'on a désormais la possibilité de voyager dans le temps et de revenir en arrière. Revenir au temps d'avant cette invasion, quand la vie se passait autrement . On était plus tranquille comme j'ai entendu dire un ouvrier. Faites l'expérience: privez vous de téléphone portable une journée et baladez vous, dans la rue ou ailleurs, vous verrez, au début vous êtes angoissés mais bientôt vous avez la sensation de revenir en... 1995! Et même vous vous sentez plus libre (c'est à dire libéré).
Ainsi quand on dit"Se réapproprier sa vie", il s'agit de se réapproprier son temps . Car avec le portable et le système technique qui lui est lié, le temps humain est comme absorbé par le temps des machines, un temps inhumain fonctionnant à la nano-seconde (et qui régit la finance par exemple). C'est bien sur ce que ne cesse dire Paul Virilio. En ce sens, on pourrait voir dans ce renoncement au portable une sorte d'auto-régulation individuelle, prélude à une autorégulation collective consistant à freiner voire arrêter l'accélération générale . Je cite Virilio:" Or aujourd’hui, c’est l’accélération du réel, quand on dit en temps réel, c’est la réalité qui est accélérée et quelque chose là se joue sans référence philosophique". Réel accéléré! tel est bien ce qu'on ressent confusément avec le téléphone portable. Preuve que l'affaire n'est pas sans gravité.
C'est aussi le genre d'initiative que Jacques Ellul croyait le seul possible face à l'emprise technologique: un geste avant tout individuel mais radical procédant d'un travail sur soi. Il est évident que cela ne peut pas prendre une forme collective imposée, sous peine d'être tyrannique. Mais cet acte, de par son isolement, implique un véritable courage.
Aujourd'hui, Tout le monde a un téléphone portable et ne saurait s'en passer. Mais il n'est pas sur qu'on est plus heureux. Il n'a pas apporté plus de bonheur. Freud le disait déjà dans malaise de la culture" Grâce aux prodiges de la technique, l'homme ressemble de plus en plus aux dieux. Mais se sent-il heureux dans sa ressemblance avec Dieu?"
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