Wednesday, February 01, 2006

Pasolini par rené de Ceccaty

PASOLINI par René de Ceccaty (folio, biographies)




Pasolini appartient à cette catégorie d’artistes qui appellent fatalement la biographie tant dans son cas la vie paraît parfois aussi forte et fascinante que l’œuvre.
Dans une belle biographie publiée chez Folio (dans le cadre d’une nouvelle collection), René de Ceccaty commence d’ailleurs par ce constat : Pasolini c’est d’abord « un destin ». Un destin absolument exceptionnel, marqué par une créativité sidérante et une faculté à susciter le scandale et achevé tragiquement par une mort violente prés d’une plage, meurtre resté mystérieux (complot politique ou meurtre crapuleux ?). Ce qui n’a pas peu contribué à bâtir une sorte de légende noire et sulfureuse autour de Pasolini, d’autant que cette mort semble être un peu à l’image de sa vie et pourrait sortir de son imagination, faisant de Pasolini lui même un personnage tragique très pasolinien. Il incarne la figure de l’artiste paria et martyr.
L’intérêt premier d’un travail biographique, c’est bien sur de se déprendre des accents mythiques de cette vie « brève et pleine », de démythifier Pasolini afin de saisir ce parcours dans son processus de formation et d’accomplissement.

A ce titre, la biographie de Ceccaty est très littéraire plutôt qu’ à l’américaine. Elle ne suit pas toujours platement le fil chronologique, préférant une solution mixte mi-chronologique mi-thématique et vise à saisir la cohérence de cette vie à la lumière des œuvres et des textes plutôt que s’en tenir aux seuls faits. A ce titre, reconnaissons que le travail de Ceccaty reste pudique, loin des détails scabreux ou croustillants qu’une certaine curiosité pourrait appeler.
Le fil conducteur de l’approche proposé par Ceccaty, c’est la singularité absolue et irréductible de Pasolini, prouvée par l’emploi de l’article indéfini pour désigner les grandes phases de cette vie : un fils, un poète, un regard etc. La singularité sexuelle d’abord, qui amène Pasolini à s’auto analyser sans cesse et qui constitue un prisme fondamental dans son approche du monde.De même, l’œuvre de Pasolini, parfois inégale certes, est à nulle autre pareille. Son cinéma par exemple reste assez inclassable, et de nos jours, pire encore, ne pourrait certainement pas être produit.
Ce qui frappe d’abord dans la trajectoire créatrice de Pasolini, c’est le caractère diversifié des moyens d’expression et la palette des dons. Pasolini est un touche-à-tout génial, ce qui dénote aussi une puissance de travail hors du commun. Assurément, ce n’était pas un paresseux ! mais, comme le pense René de Ceccaty, l’unité première, le socle commun à toutes ces pratiques, c’est la poésie. En effet, Pasolini se veut et est poète, même quand il fait du cinéma.
L’autre dimension, propre a son œuvre comme a sa vie, c’est bien sur le scandale. René de ceccaty rappelle à quel point Pasolini fut attaqué de son vivant et dut faire face à quantité de procés. Son homosexualité lui valut bien sur des déboires ( exclusion de l’éducation nationale et du parti communiste en 1949 suite à une affaire de mœurs dans un bal de village). Son œuvre ne cessa de déclencher scandales et polémiques. Ses romans Ragazzi di vita et une vie violente furent taxés d’obscénité et de pornographie. Ses films également, le plus extrême et le plus choquant restant son dernier : Salo. C’est que Pasolini aime à jouer avec les tabous, moraux, religieux, sexuels, de la société, parfois en l’interpellant directement (ainsi il réalise un documentaire Enquête sur la sexualité en 1964, à base d’interviews des personnes relevant de toutes les catégories sociales).
Sur le plan de son parcours, il est scandé en deux parties : une première partie frioulane (marquée par les paysages, les corps, la langue du Frioul), une seconde romaine. A ce titre, rené de Ceccaty montre bien comment la vie d’abord misérable a Rome va être absolument déterminante pour l’œuvre de Pasolini. C’est qu’il découvre le milieu du sous prolétariat romain (les paysans frioulans laissant place aux garçons des rues) et les paysages dévastés de la banlieue qu’il explore systématiquement. Cette expérience va nourrir ses romans et ses scénaris, et c’est cette connaissance du terrain qui va être recherché par certains cinéastes (en premier lieu Fellini). Signe en tout cas que le rapport au monde chez Pasolini procède du corps, et l’eros entraîne la position politique puisque sans aucun doute son amour des garçons du sous prolétariat va conditionner son intêret constant pour les démunis et laissés pour compte.
Après des années de galère mais aussi d’écriture permanente, Pasolini accède à la célébrité en 1955 avec la parution de son roman Ragazzi di Vita, reçu tout de suite comme un événement littéraire. De fil en aiguille, Pasolini, qui aurait pu se contenter de cette gloire littéraire, va donc devenir cinéaste. Il réalise Accatone, son premier long métrage, en 1960. Histoire d’un « christ des bidonvilles », filmée dans les décors de banlieue que Pasolini connaît si bien. Et c’est bien aussi la question qu’on peut se poser : comment quelqu’un comme lui, un lettré sans formation technique et sans être réellement cinéphile, devient cinéaste ? Concrètement, c’est Fellini qui le guide dans les chemins de la production et lui transmet quelques règles propres à cet art. Artistiquement, le désir de cinéma procède d’une vieille ambition picturale frustrée et de sa formation en histoire de l’art (il joue lui même un peintre dans le Décameron). Le cinéma, art total, va lui permettre de conjoindre cette double passion pour l’image et l’écriture, puisque de toute façon le cinéma reste une écriture, que Pasolini définit comme « langue écrite de la réalité ». Dans la lignée de ses romans, mais de façon plus radicale et puissante, les films de Pasolini se veulent « témoignage social et geste de sacralisation du réel ». Cela tient à la conception même que se fait de Pasolini de la réalité, qui est forcément « sacrée ». En tout cas, Pasolini ne cessera plus de tourner jusqu’à sa mort.
Reste le dernier Pasolini, à partir des années 70, là ou sans doute il nous paraît le plus génial et actuel. En effet, il procède à un revirement total de toutes ces positions, assez rare chez un artiste, ce qui l’amène à une « abjuration » de sa trilogie de la vie (le Décameron, Les contes de Canterbury et Les mille et une nuits). Ce changement est dû à la mutation même de la société italienne et du monde moderne. D’un seul coup, tout ce que Pasolini a aimé et défendu lui paraît caduc. Il prend conscience qu’un nouveau pouvoir se met en place, le plus tyrannique qu’il y ait jamais eu selon lui, le pouvoir de la consommation assis sur le capitalisme moderne, à base de faux hédonisme et de fausse tolérance. Système qui réussit ce que même le fascisme n’a pu faire : modifier l’âme du peuple, c’est-à-dire se faire aimer de lui. Il s’agit là d’un désastre absolu et sans remède. Sans doute, on ne peut comprendre Salo, et aussi la mort du poète, qu’à la lumière de cette vision. Comme toujours, Pasolini apparaît irréductible, imprévisible, condamnant même certaines évolutions des moeurs pouvant paraître progressistes a tel point que certains de ses proches ne le suivent pas. Malgré ses outrances, la pensée de Pasolini nous paraît aujourd’hui d’une étrange actualité quant à la critique d’un capitalisme total.

La biographie de Ceccaty ne développe pas vraiment ces aspects de la pensée pasolinienne. A ce sujet, on se référera à la dernière livraison de la revue Lignes, entièrement consacrée à Pasolini, qui met l’accent sur l’œuvre et la pensée pasolinienne comme « possibilité d’une pensée politique radicale ».

Marc Lepoivre