A propos de Théorie du
drone
de Grégoire Chamayou
Voilà un livre qui
constitue de l'excellent philosophie, rigoureuse, documentée,
tonique et en prise sur son époque. Ca se lit (presque) comme un
polar, pourrait on dire, d'autant plus que l'auteur insère des
dialogues de militaires en action au fil se son texte. L'unique objet
d'étude de cet ouvrage est une nouvelle arme, le drone, qui sévit
sur certaines zones de la planète, entre l'Afrique et le Moyen
orient (Yémen, Afghanistan, Pakistan), depuis quelques années
seulement (les années 2000) et qui est principalement utilisée par
les USA et Israël. Le parti pris philosophique de Chamayou est alors
d'élaborer une théorie de cette arme, c'est à dire d'un objet
technique. Car le drône n'est pas une arme comme les autres. Il
porte avec lui une conception du conflit et de la guerre, bref une
vision du monde, en l'occurrence celle des décideurs et militaires
américains.
La pensée philosophique
peut servir à élaborer des discours de légitimation de l'ordre
établi, et le Pentagone ne se prive pas de recourir d'ailleurs à
des think thank oeuvrant en ce sens. Mais cela relève d'avantage du
sophisme. La remise en question est d'avantage le propre de la
démarche philosophique, et l'ouvrage de Chamayou en témoigne fort
bien. Outre une étude savante, il s'agit d'une théorie critique
radicale sur les implications éthico-politiques de cette arme, ainsi
que sur les discours chargé de justifier son emploi. A ce titre, ce
livre dense peut avoir une réelle portée pour tous ceux qui
entendent s'opposer à cette pratique et cherches des munitions
critiques et discursives. En ce sens, Chamayou s'inscrit dans la
filiation d'un Foucault et de sa conception du travail de la pensée.
Le drone change
radicalement les conditions même du droit et de l'éthique de la
guerre. En tant qu'objet technique, il représente une véritable
rupture qu'on pourra relier à d'autres dispositifs techniques
contemporains, particulièrement les TIC et le numérique (dont il
est une branche). C'est la guerre en ses fondements, telle qu'on
l'entend et la définit selon les catégories politiques et
juridiques traditionnelles, qui est remise en cause. La question est
donc posée : l'usage de drones autorise-t-il encore à parler
de guerre ?
L'ouvrage livre une
analyse très profonde et complète des différentes manières dont
s'effectue cette rupture. En premier lieu, et très fondamentalement,
c'est la logique de réciprocité entre combattants définissant la
situation de « conflit armé » qui est abolie. Arme
dissymétrique et unilatérale, le drone n'expose pas au combat, et
au risque de mort qui lui est inhérent, celui qui l'utilise et prive
l'ennemi de toute possibilité de riposter et de combattre. Or, cette
suppression ruine tout simplement la condition même de possibilité
de la guerre, en premier lieu au niveau juridique. Nous entrons alors
en terrain inconnue, dans une zone de non droit pourrait on dire, et
il faudrait disposer d'autres catégories. Sur cette base de non
réciprocité, Chamayou déploie une argumentation qui examine les
fondements du droit de la guerre, et épluche les discours de
justification des partisans du drone, en en soulignant les apories et
absurdités. Plus exactement il tire toutes les conséquences
juridiques d'une telle situation mais il le fait en philosophe, c'est
à dire en restant sur le terrain de la philosophie du droit. C'est
une question importante, notamment au regard du droit international,
et dans la perspective éventuelle de réclamations futures de la
part des victimes. Car le propos de Chamayou consiste a remettre en
cause la catégorie de guerre lors d'opérations menées avec drone.
Or il existe malgré tout un droit de la guerre, ne serait-ce que
pour dire que nous sommes en guerre ou non, qui permet de suspendre
la responsabilité pénale de l'homicide ( sous certaines conditions
). Si l'on parvient à démontrer que ce n'est pas une situation de
guerre, on peut imaginer une mise en cause de la responsabilité des
décideurs et exécutants. Comme il y a de nombreuses bavures et que
l'on ne compte plus les massacres d'innocents (un groupe d'enfants
dans un mariage frappé par erreur), cela ne paraît pas totalement
absurde. De même tel état subissant une frappe pourra y voir une
agression extérieure et une atteinte immotivée à sa souveraineté.
On comprend alors toutes les contorsions juridiques auxquelles se
livrent les partisans du drone,et que Chamayou se plait à citer.
La position de l'auteur
c'est de parler de chasse à l'homme plutôt que de guerre. En
vérité, il s'agit d'assassinat ciblé, de l'aveu même des
utilisateurs, et c'est la politique actuelle d'Obama et de certains
responsables israéliens. Par cette notion, on comprend vite que nous
ne nous situons pas tant sur un terrain militaire que sur un terrain
policier. Il ne s'agit plus de conflit entre états inscrits dans un
terrain délimité mais d'attaque ciblées s'effectuant dans des
zones sous contrôle et visant volontiers des personnes que l'on
désignera, non comme combattants, mais comme terroriste. On voit
combien le développement de l'usage militaire du drone doit à
l'après 11 septembre et aux mutations juridiques qui ont suivies. A
dire vrai, les Etat Unis, véritables gendarmes du monde globalisé,
ont commencé alors à s'asseoir sur le droit. A la chasse à
l'homme, s'ajoute la logique de contre-insurrection (par les airs)
notion déjà formulée au Viet nam (et en Amérique du sud) par les
stratèges américains. A ce titre, Chamayou explique bien que le
drone a été développé pour se substituer à l'usage de frappes
aériennes massives, jugées contre-productive mais c'est également
le cas de cette nouvelle arme, qui ne fait qu' aviver la haine des
adversaires.
D'autres enjeux sont
abordés, tel celui « d'arme humanitaire » qui
revient souvent sous la plume des défenseurs. Il est vrai que cette
arme permet d'économiser des pertes humaines puisqu'on remplace le
soldat par un robot. C'est la guerre moderne avec le fantasme du zéro
mort, zéro perte. Faire la guerre sans y être. Cependant, comme le
montre Chamayou, cela ne vaut que dans un seul sens, celui du camp
utilisateur, et cet usage a alors tendance à privilégier des vies
sur d'autres, et à accentuer une distinction stricte du type nous et
les autres. On ne s'embarrasse plus de nuances, de négociations, de
compréhension de l'autre.
L'autre axe du livre
s'inscrit dans une perspective plus phénoménologique et questionne
notre relation à la réalité, à la présence, telle que l'usage du
dispositif la perturbe. Ici, on dira que la remise en question de la
guerre s'inscrit dans un processus de destruction de l'expérience
entamé au XXe siècle par la technique. On ne fait plus la guerre
comme avant (faut il le regretter?), on téléguide les opérations.
C'est du coté des pilotes de drone que ce livre-enquête se tourne
alors. Comme on le sait, il s'agit de soldats travaillant dans des
bases militaires sur le territoire national, confortablement
installés devant d'immenses moniteurs vidéos où ils pilotent cet
engin à des milliers de kilomètres de distances. C'est donc la
nature même de la réalité de l'évènement qui est ici interrogée
et son impact éventuel sur le psychisme. A ce sujet, l'usage des
drones s'inscrit dans ce processus de virtualisation générale
emportant le monde, du fait de l'omniprésence des écrans. Mais la
réalité du monde se confond-elle avec l'écran, comme la carte avec
le territoire, surtout dans des situations aussi extrêmes que des
situations de conflit?. De même, c'est ici la question de l'agir et
de la responsabilité qui lui est liée qui est ici en cause, à
travers l'acte extrême qu'est l'acte de tuer. En effet, les armes
traditionnelles ( armes de poing) mettent l'utilisateur dans un
rapport de proximité physique avec sa cible. Ce qui implique un sens
de la responsabilité plus fort, voire des effets traumatiques. Mais
le progrés technique n'a fait qu'accentuer la distance physique
entre l'utilisateur de l'arme et la cible. Cela disparaît
complètement avec le drone, et on se demande quelle part de
responsabilité ressentent encore ces pilotes-tueurs. Le processus de
déréalisation a-t-il raison de leurs scrupules ? Chamayou
rappelle alors que les psychologues militaires ont précisément
pensé aux effets éventuels, et ont favorisé une approche
compartimentée du moi. Ces soldats sont invités à séparer avec
des cloisons étanches leurs différentes activités: soldat de drone
le jour tuant des gens, père de famille le soir.
Si ce livre nous paraît
si stimulant, c'est qu'il dépasse son objet pour nous inviter à
réfléchir sur notre condition dans le monde contemporain. S'il n'y
a plus de guerre, dans un contexte circonscrit, alors ne peut-on pas
dire que la logique du drone stipule que le monde entier est en
guerre, et qu'il n'y a plus de paix, et qu'on peut frapper a tout
moment n'importe qui. Le monde devient un immense terrain de chasse
globalisé sous contrôle de l'empire. car telle est la conclusion politique de ce livre: la drone est l'arme de l'empire (ceux qui maitrisent la technique et le capital) dans un monde sous contrôle et sans dehors. Selon une logique d'escalade
et de montée des tensions, on peut fort bien imaginer que des
insurgés, voire que de vrais terroristes, s'emparent de cette
technologie et la retournent contre les villes des pays utilisateurs.
Le drone , a l'instar de la numérisation, brouille les repères et
les limites classiques et mêle tout dans un même flux indistinct
(guerre/paix) : c'est l'arme de l'empire, du monde globalisé
sans dehors.
Enfin, c'est notre propre
condition d'utilisateur d'écran et d'ordinateur qui est reflété
par ces soldats d'un nouveau type. En effet, ils ne ressemblent pas
tant à des soladats qu'à des employés de bureau d'aujourd'hui, le
nez devant un écran.
Au fond, il nous semble
qu'avec ce livre Chamayou a placé ses pas dans ceux du philosophe
Gunther Anders, pourtant pas cité. Il fait avec le drone ce que
celui-là a fait avec la bombe atomique. Et de fait, comme naguère
le pilote du bombardier larguant la bombe atomique, le pilote de
drone est le prototype du travailleur moderne qui peut faire le plus
grand mal sans la moindre méchanceté, voire dans la plus grande
innocence. Anders formulait la faille de notre monde moderne
technologisé de la façon suivante : le décalage entre ce que nous
sommes capable de produire et ce que nous sommes capable d'imaginer.
Le drone vérifie plus que jamais cette idée cruciale. Reste la question ultime, que l'ouvrage laisse ouverte: l'arrivée de l'ère des machines, de l'intelligence artificielle à l'image du film Terminator...On l'aura compris,
Théorie du Drone est un brillant livre de philosophie de la technique.