LETTRES LUTHERIENNES
De PASOLINI
Rassemblant des chroniques et articles écrits en 1975 dans Le corriere della Serra et Il mondo, Les lettres luthériennes, qui paraissent maintenant en France, sont un véritable électrochoc intellectuel pour le lecteur contemporain, un ensemble de textes fulgurants qu’on reçoit comme des décharges, des secousses, dont la puissance de déflagration est intacte, 25 ans après. Des textes visionnaires, c’est-à-dire d’une actualité inouïe, qui procèdent à une critique radicale et sans appel, un tantinet désespérée, de la nouvelle société (et du nouveau pouvoir) qui se met alors en place sous les yeux offusqués du poète : la société de consommation, une imprécation contre un capitalisme au visage de modernité (« le développement ») mais infiniment destructeur, exerçant des ravages sur les âmes et sur les corps.
Visionnaire, Pasolini l’est à la façon de l’Apocalypse car c’est bien d’une fin du monde qu’il veut faire prendre conscience. En effet, d’emblée, il parle d’un désastre, le «dernier des désastres, désastre de tous les désastres ». En 1975, il se rend compte que des changements irréversibles sont à l’œuvre dans la société, affectant en profondeur l’âme du peuple. Avec effroi, avec rage, avec désespoir, Pasolini voit tout un monde disparaître remplacé par un nouveau qu’il n’affectionne guère. Un ancien monde qui reposait sur un système de valeurs, de croyances, de modèles, de relations sociales qui se répétaient de génération en génération. Un monde aussi habité par des personnages, des types humains et des corps pleins de vitalité, ceux là même que Pasolini avait voulu représenter dans Accatone, son premier film.
Cette disparition, cet engloutissement sont le fait du nouveau pouvoir : la société de consommation. Contrairement aux anciennes formes de régimes qui s’appuyaient sur la répression, que Pasolini appelle archaïques ou clerico-fascistes, ce nouveau pouvoir a procédé habilement en intégrant et en assimilant à lui les individus. En douceur, en allant au devant de leurs besoins. En écho aux idées d’un Marcuse ou d’un Debord, Pasolini avait immédiatement repéré les modalités du nouveau régime de domination : la fausse tolérance et la fausse permissivité qui engendrent un bonheur totalement factice. Bref, une domination qui s’appuie, non plus sur la répression, mais au contraire sur une idéologie hédoniste, c’est-à-dire sur la liberté et le désir même de l’individu. De fait, le peuple, au sens archaïque, adulé par le poète, avec sa culture propre et immémoriale, a disparu parcequ’il s’est fondu dans la culture bourgeoise, donnant lieu à une bourgeoisie moyenne associée à une culture de masse. Fait historique : c’est la première fois qu’un tel événement a lieu dans l’histoire de l’Italie.
Là dessus, Pasolini est inconsolable, sa fureur inapaisable, sa verve insatiable. D’une part, il parle de totalitarisme car cette unification de diverses cultures est de caractère «totalitaire ». c’est-à dire que le système n’offre aucune alternative. A l’époque, Pasolini est l’une des rares voix à dire que cette nouvelle phase du capitalisme va vampiriser et gangréner tous les secteurs, tous les niveaux de notre vie.
D’autre part, il n’a pas peur d’utiliser le terme de « génocide ». Suite à la diffusion de son film Accatone à la télévision, il écrit : « Entre 1961 et 1975, quelquechose d’essentiel a changé : il y a eu un génocide. On a détruit culturellement une population. Il s’agit précisément d’un de ces génocides culturels qui avaient précédé les génocides physiques de Hitler. »
Mais ce qui ne peut manquer de frapper le lecteur d’aujourd’hui, c’est effectivement l’extraordinaire lucidité et actualité des analyses pasoliniennes sur le nouveau capitalisme, ses règles, ses modes de fonctionnement, sa logique même. Il y a bien une dimension visionnaire, voire prophétique, une espèce de préscience qui s’exprime dans des pages où l’observation le dispute à l’intuition. Différents courants de pensée actuels qui expriment des critiques de plus en plus violentes contre la mondialisation pour défendre la diversité culturelle, peuvent trouver en Pasolini un ancêtre inattendu lorsqu’il écrit: « il faut lutter pour que restent vivantes toutes les formes, alternatives et subalternes, de culture. »
Au fond, Pasolini, en artiste, en poète, semble saisir de l’intérieur le mécanisme de ce nouveau pouvoir, qui se ramène selon lui à deux idées-forces.
D’une part, le «nouveau pouvoir de la société de consommation tient tout entier dans un nouveau mode production. Pour simplifier, on passe d’un stade encore artisanal à un stade hyper industriel. Du coup c’est l’univers même des choses, celles qui nous entourent et font notre quotidien, qui subit une révolution majeure : elles ne sont plus fabriquées comme avant et donc ce ne sont plus les mêmes choses. Conséquence culturelle terrible : les nouvelles générations arrivent dans un monde qui n’a plus rien à voir avec celui des générations antérieures. A ce titre il faut lire l’admirable lettre sur les tasses à thé, inspirée de sa pratique de cinéaste, qui concentre en une image saisissante cette nouvelle situation économique : un modèle artisanal de tasses à thé d’avant guerre prouve que l’homme de 50 ans qu’est Pasolini et le jeune homme de 15 ans sont «deux étrangers ». Entre eux, il y a eu une fin du monde dû au fait que le mode de production a changé quantitativement, celui-ci se caractérise par l’énorme quantité et le superflu et par l’idéologie hédoniste.
D’autre part, et c’est sans doute là l’intuition la plus forte, la révolution capitaliste, c’est-à-dire ce nouveau mode de production, est non seulement productrice de marchandises mais aussi «de nouveaux rapports sociaux », donc productrice d’humanité. La plus grande force du nouveau pouvoir est d’avoir créé une nouvelle humanité, ce que même le fascisme ou le communisme n’avait pas réussi à faire. En effet, elle a modelé en amont la conscience même des hommes et les a dotés d’une nouvelle culture, la culture de masse. Mutation anthropomorphique capitale mais aussi, selon le poète, catastrophique : car cette culture est totalement fausse et artificielle. A ce propos, une forme de pessimisme, voire de désespoir, affleure chez Pasolini lorsqu’il craint que le nouveau pouvoir donne lieu à des rapports sociaux non modifiables, «soustraits à toute forme d’altérité », bref qu’un système de domination sans aucune alternative, le plus puissant que l’histoire ait connu se mette en place.
Pour finir, à la lumière d’un regard rétrospectif, le pessimisme visionnaire de ces Lettre luthériennes prend une dimension particulière lorsqu’on sait qu’avant la fin de l’année 1975, pendant laquelle il rédige ces textes, Pasolini mourra assassiné. Plus encore, il devient troublant, presque terrifiant, dans les pages sur la criminalité et la jeunesse criminelle. Les meurtres particulièrement atroces commis par de jeunes gens à cette époque dépendent d’«un contexte criminaloïde de masse » engendré encore une fois par la société consumériste qui a détruit toutes les valeurs. Lorsque d’après des photos de presse, il décrit le visage et l’allure de ces jeunes criminels, symboles des jeunes en général que Pasolini trouve laids, impossible alors de ne pas penser au jeune meurtrier de Pasolini, âgé de 17 ans. Comme si le poète faisait le portrait son futur assassin, comme s’il anticipait sa propre mort. Ce n’est pas la moindre force de ce livre que de superposer au martyr individuel du poète cinéaste la destruction de toute une culture et de tout un peuple.