A propos d'un article
de Jérémie Zimmermann: Snowden, Terminator et nous
L' article de M.
Jérémie Zimmerman, Snowden, Terminator et nous, publié sur
le site Médiapart, est très révélateur de l'extrême difficulté
à former une pensée critique de la technique. Rappelons que
Zimmermann est le président de la FING, association et site qui
milite pour le développement d'Internet et du numérique auprès de
la population et qui croit au potentiel émancipateur des TIC. Le
discours qu'on y tient à l'égard de ces dernières est donc en
général extrêmement positif, les associant nécessairement à la
liberté et à la démocratie. En vérité, la FING exprime un point
de vue geek , proche de l'esprit hacker, épris de contre-culture et
de valeurs libertaires.
Les fameuses et
fracassantes révélations de Snowden ont donc sérieusement douché
ces ardeurs premières, voire ruinent complètement la crédibilité
de cette position. Voici venu le temps du « blues du net ».
Certes, on l'utilise plus que jamais, on ne peut plus s'en passer,
mais sans se faire la moindre illusion sur la surveillance et le
fichage qui lui est inhérent. Le lien de confiance est peut-être
rompu, mais en même temps la majorité des gens s'en fiche autant
qu'une élection européenne...Après tout si je n'ai rien à me
reprocher, peu importe. Les gens ont accepté, intériorisé ce
schéma de servitude volontaire.
D'emblée, Zimmerman
reconnaît que c'est dans notre relation même aux machines
(ordinateurs + réseaux) que gît le mal. L'hybridation
homme-ordinateurs, qui fait de nous des cyborgs, accomplissement de
la symbiose, a déjà largement commencé. La symbiose est un projet
de la DARPA dans les années 60 au temps de la guerre froide, énoncé
par son directeur Joseph Licklider ; cette origine devrait déjà
nous inciter à ne pas être surpris par les révélations d'un
Snowden.
Mais notre devenir cyborg
n'est en rien le véritable problème pour Zimmerman. Il le reconnaît
pour l'accepter et s'en féliciter. Cela va dans le sens du progrès
après tout. Le problème ce n'est pas les machines, ni notre
imbrication grandissante avec elles, mais la manière dont elles ont
été utilisées contre nous (Zimmermann, de façon symptomatique,
écrit d'ailleurs la Machine, désignant l'ensemble global
interconnecté. L'usage du singulier et de la majuscule a ici une
connotation péjorative évidente car il dénote une logique
centralisatrice propre au pouvoir. On est proche de la « matrice ».
Face à la Machine, on imagine donc que Zimmermann aura une
préférence pour les machines) Bref, au delà de la technique et de
la Machine, Zimmermann pointe du doigt d'autres facteurs assurément
plus responsables de cette situation: des organisations humaines
relevant du pouvoir, que ce soit l'Etat (la NSA) ou bien le
capitalisme (GAFA). Les deux forces sont intimement liées et ne font
que témoigner de l'impérialisme yankee. Après la Matrice, l'empire
donc...
Dans la perspective de
Zimmerman, le problème n'est pas technique, mais politique et
économique. La technique en tant que tel ici, c'est une force aux
mains de la politique et de l'économie. L'emprise numérique, c'est
l'emprise de l'Amérique. Le numéricanisme. Il n'est guère
difficile de deviner la suite de l'argumentation : pour
renverser cet état de fait et cette structure de domination, il
suffit de reprendre les rênes, c'est-à-dire le contrôle des
machines, de la Machine qui demeure scandaleusement aux mains des
puissants. Voilà une resucée post moderne d'un vieux discours
marxisant selon lequel la solution ultime pour le prolétariat
asservi est de conquérir la propriété (collective) des moyens de
productions. Place au communisme numérique !
Mais précisément
Zimmermann répète l'erreur de tant de discours marxistes du XXe
siècle qui , pour analyser la question sociale, se sont focalisés
sur la seule lutte des classes et ont occulté le terme médiateur de
ce conflit: la machine. Pour le dire autrement, ils ont retenu la
domination; or la technique pose la problématique de l'aliénation,
qui s'exerce aussi bien du coté du travailleur que du coté du
capitaliste. La question de la technique dépasse le seul problème
capitaliste et l'aliénation du travailleur à la machine se posait
également dans le système soviétique communiste. Dans un contexte
de haute technologie, Le fait que les moyens de production soient
privés ou collectifs ne changent pas grand chose à l'affaire (de la
même façon que pour un accident de centrale nucléaire).
Allons jusqu'au bout de
la logique des idées de M. Zimmermann : il faut que tout le
monde devienne codeur, développeur, programmeur ! Il convient
de renforcer notre pratique experte de l'informatique, intensifier
notre relation avec les machines, accentuer la symbiose. Devenons
tous geek et soyons d'avantage des cyborg (mais éclairés)! Le
problème est que nous ne le sommes pas assez.
Ne restons pas de simples
et stupides consommateurs de services informatiques mais soulevons le
capot de nos machines et apprenons le code. Par exemple, en ce qui
concerne l'animation d'un blog, la maitrise du langage HTML ou PHP
importe bien d'avantage que celle de la langue française...
Les solutions envisagées
par Zimmermann se résument au fond au mot d'ordre: tous au
numérique ! Ce dernier n'est justement pas assez développé,
enseigné, et maitrisé par la population.
Il est permis de
souligner qu'avec une tel projet de société, on ne fait que
renforcer notre dépendance au système technique, accentuer notre
symbiose avec les machines et aussi bien notre aliénation. On
passera nos vies face aux écrans sous prétexte de les dompter. L'
avenir de l'humanité implique-t-il donc que nous devenions tous
informaticiens? L'informatique et du numérique sont-ils la nouvelle
alphabétisation, soit la condition indispensable pour être un
citoyen libre au XXIème siècle?
Je doute fort que Jacques
Ellul soit un auteur en odeur de sainteté à la FING mais après
tout Edwy Plenel se plait parfois à le citer. On aimerait donc citer
quelques lignes de son Bluff technologique qui dénoncent
pertinemment l'illusion techniciste qui est celle de M. Zimmermann :
« la micro-informatique ne va pas être une voie de liberté
mais une voie de conformité dans l'usage du système technicien et
un moyen qui permettra d'accepter plus aisément ce système! »
Apprendre le numérique à l'école, enseigner le code ? Voilà
ce qu'on peut répondre avec Ellul: « Apprendre à 500 000
jeunes français à utiliser des ordinateurs ne fera que les enfoncer
d'avantage dans le système, en leur enlevant d'avantage de pouvoir
critique et de compréhension globale ». Ainsi derrière la
générosité apparente du discours, se cache un furieux élitisme,
qui est celui des geeks et autres manipulateurs experts des machines.
On peut critiquer les politiques et les capitalistes, mais c'est pour
mieux laisser la place à ces nouveaux aristocrates ( du type Julian
Assange). AU final, ce discours confine à une forme de terrorisme,
qu'Ellul nomme « le terrorisme feutré de la technologie ».
En effet, dans la société rêve par Zimmermann, gare à celui ou
celle qui vit à l'écart du numérique, qui n'utiliserait pas
d'ordinateurs ou ne smart-phones. Il sera immanquablement un(e)
pauvre type qui n'aura d'autre solution que de vivre dans les
bois...Relisons bien les mots de Zimmermann : il faut reprendre
le contrôle des machines et plus personne ne doit ignorer
l'importance de cette tâche. Nous voilà avertis!
Ce dont ne tient pas du
compte Zimmermann, on le voit, c'est bien de cette problématique de
l'aliénation (aux technologies informatiques), inhérente à notre
condition de cyborg, et infiniment plus dérangeante car elle est
tapie dans la symbiose. Elle réside au cœur du sujet, et s'exprime
d'abord sur le plan personnel (pensons à l'addiction par exemple).
Ce qu'il refuse de voir le moindre instant, c'est qu'on peut aussi se
détourner de nos machines et refuser le devenir cyborg. Il reste
constamment accroché à la certitude que la technique est ce qu'on
en fait et n'a pas d'influence sur notre subjectivité. Il lui manque
l'approche d' une Simone Weil pour compléter l'approche marxiste,
qui tient compte de l'aliénation aux machines et n'oublie pas
l'individu, ainsi qu'elle l'expose magnifiquement dans sa Réflexion
sur les causes de la liberté et l'oppression sociale. On
a transféré l'esprit de la pensée du travailleur aux machines: «
L'histoire des hommes n'est que l'histoire de
l'asservissement qui fait des hommes, aussi bien oppresseurs
qu'opprimés, le simple jouet des instruments de domination qu'ils
ont fabriqué eux-mêmes, ravale ainsi l'humanité vivante à être
la chose de choses inertes ». C'est
bien cette substitution des moyens aux fins, dans laquelle Simone
Weil discernait le mal propre à l'humanité, qui engendre le
malaise de la civilisation technicienne et qui se manifeste avec
éclat avec l'affaire Snowden. Autrement dit, l'humanité connectée
d'aujourd'hui n'est pas seulement le jouet de forces politiques et
capitalistes, mais aussi des ordinateurs et des réseaux.
Il
y a donc une mesure encore plus radicale et efficace pour échapper
au fichage dénoncé par Snowden et que bien sur Zimmermann
n'envisage pas une seule seconde. Il est vrai que cela s'apparente à
du luddisme : il s'agit de, sinon briser, du moins se détourner
de nos machines et du réseau. Se déconnecter tout simplement, plus
ou moins définitivement. Certes, c'est un luddisme personnel, lié à
un travail de soi sur soi, une tâche spirituelle presque. Dans
l'existence déconnectée, qui aprés tout était la notre avant 1995
environ, on perd assurément beaucoup. C'est un renoncement,
certainement déchirant, mais une chose est sure : on donne
moins prise à cet immense mécanisme de contrôle et de
surveillance. Si l'on ne veut pas que nos données soient
récupérées et analysées par facebook, le mieux est ne pas avoir de
compte. Ne pas avoir d'existence numérique, si tant est que cela
soit possible totalement, c'est aussi ne plus produire et laisser de
traces numériques qui forment la trame de cette existence
techniquement assistée. On aura beau se former, s'approprier les
technologies, celles ci de toute façon nous dépassent sans cesse,
et puis on ne pourra jamais être complètement sur de ce qui advient
de nos données une fois que celles ci sont absorbées dans « la
machine ». Les exemples abondent de comptes internet , de
dispositifs informatiques piratés, tel par exemple ces deux jeunes
lycéens au Canada qui sont parvenus à pirater un distributeur de
billets. Si les services informatiques d'une grande banque en sont à
un tel degré de non maitrise, comment diable monsieur Zimmermann
espère-t-il attendre un haut degré d'appropriation de la part de la
ménagère de 50 ans ?
Au
fond, on omet ici de rappeler que ces technologies forment un système
technique foncièrement instable et incontrôlable, et en ce sens
dangereux. Nous sommes vraiment face à « un milieu technique
non dominé » pour reprendre l'expression de George Friedmann.
S'il est logique de vouloir le dominer, les solutions prônées par
Zimmermann paraissent non seulement utopique mais presque
inquiétantes. Elles nous mènent tout droit à une société
d'avantage connectée et numérisée. On peut y entendre un
« connecte toi ou crève !». Le projet consistant à
passer de technologies qui nous contrôlent à des technologies qui
nous libèrent est certes louable dans ses intentions, mais il règle
le problème de façon bien manichéenne. En vérité, ces
technologies sont les mêmes : et elles nous contrôlent et
elles nous libèrent d'un même tenant. Tel est le fameux effet
pharmakon de la technique, que Zimmermann oublie complètement dans
sa démonstration. Si l'on veut des technologies qui nous libèrent,
encore faudrait il savoir si l'on est libre à l'égard de la
technologie, dans l'usage qu'on en fait.
De ce
point de vue, il est parfaitement illusoire de croire que ces
technologies, par ailleurs complexes et sans cesse changeantes,
pourraient être entièrement libératrices. Notre condition cyborg
s'enracine déjà dans un rapport opaque aux dispositifs
technologiques (qui rappelle le rapport à notre propre corps).
Enfin,
l'appel mobilisateur à ce que tous s'approprient la technologie
achève de renforcer la présence déjà envahissante que celle-ci
tient dans nos vies, et de nous enfoncer dans la dépendance à ce
système. Aujourd'hui, il est vrai, les humains se rapprochent des
cyborgs, bientôt les Oscar Pistorius seront bien plus performant
que les sportifs valides, et presque tout le monde a un téléphone
portable, mais ce n'est pas pour autant que nous allons tous devenir
des experts du logiciel libre, des architectures décentralisées et
de techniques sophistiquées de chiffrement. On est en droit d'y
trouver matière à un profond ennui. A ce vaste programme, nous
optons définitivement pour la position de Bartleby : « I
would prefer not to ».