Friday, April 07, 2006

Les anneaux de Saturne de Sebald (Folio, Gallimard)

Présenté comme livre inclassable, entre l’essai, l’autobiographie, l’érudition, les anneaux de saturne est surtout un livre mouvant, instable et incertain ; un livre « émigrant », parcouru de migrations internes (et externes), intertextuelles, tissé de tout un réseau subtil et savant d’échos, d’associations d’idées, de correspondances, entre la petite histoire et la grande Histoire, le souvenir personnel et les éléments de la Culture universelle. Le livre fourmille d’histoires, de situations, d’idées, de citations a priori fort hétéroclites, ou du moins reliés par des associations contingentes ou des enchainement hasardeux. C’est qu’il y a toujours lien. Par exemple : une voie de chemin de fer abandonnée dans un coin reculé d’Angleterre amène l’auteur à évoquer l’histoire d’une famille impériale chinoise sous prétexte que les wagons destinés à ce chemin de fer devaient initialement être livrés à l’empereur de Chine. C’est un lien fondé sur le principe de l’enchaînement ouvert et arbitraire, théoriquement infini, d’une séquence logique tel le marabout-bout de ficelle-selle de cheval etc.
Il s’agit d’une démarche pleinement littéraire en ce sens qu’elle se fonde sur l’exercice de la marche. La marche précède et conditionne l’écriture, activité en elle même comparable à la marche de même que la lecture). C’est que la marche favorise, voire engendre, un certain état intérieur, prôche de la rêverie : une pensée libre, ouverte à tous les vents, sinueuse, zigzaguante, préférant les sentiers de traverses aux itinéraires balisées, aux voies imposées ; une pensée poreuse, disponible. Il y a chez Sebald une confiance allègre dans l’imprévu, l’inconnu, le hasard, qui n’est pas sans effet roboratif sur le lecteur.
Le physique conditionne le mental, le corps l’âme : l’un et l’autre voyagent…précisément, c’est la marche qui, au hasard des rencontres et découvertes, offre à la pensée une matière inépuisable, qui virtuellement embrasse l’histoire humaine universelle : c’est l’infini dans un coin paumé d’Angleterre.
Ce qui est étonnant, c’est que Sebald, le narrateur-marcheur, parle très peu de lui, demeurant constamment éffacé, fantomatique.il s’efface devant les autres, morts ou vivants ( et c’est pourquoi il s’agit d’une littérature vraiment généreuse). Il est une sorte de pur marcheur, une sorte de conscience poreuse, réceptive, disponible à l’autre et aux événements ; une conscience presque vide.
Cet effacement de soi conjugué à l’évocation des différents personnages croisés dans le livre, sur le chemin de la lecture, finit par former une sorte d’homme universel, un grand soi, selon une idée fort borgésienne.. Les frontières ne sont plus bien nettes entre soi et les autres, entre les morts et les vivants, et au fond dans l’histoire humaine tout a déjà été vécu de tout temps et ne cesse de se répéter. Tel est l’un des fils secrets qui relient ces éléments si hétéroclites.

le sourire

Le Sourire
De Patrick Drevet



Le dernier livre de Patrick Drevet Le Sourire marque à la fois une continuité et une rupture par rapport à ses livres précédents. Rupture car pour la première fois, dans le cadre d’un texte long, Drevet délaisse le genre du roman ou du récit. Continuité car le sourire est une étude qui ne fait que poursuivre et amplifier ce qui a été entrepris avec ses petites études sur le désir de voir. Plus encore, Le sourire ne fait que radicaliser la démarche et l’écriture drevetienne : un goût de l’étude, une passion de l’analyse, une joie de la description. Ici, Drevet dépouille son écriture de toute la part anecdotique et conventionnelle nécessaire au genre romanesque(personnages, noms, intrigue …), ce qu’il avait déjà tendance à faire dans ses romans, pour ne se consacrer qu’à l’essentiel. L’essentiel, c’est-à-dire la manière dont une conscience, incarnée dans un corps, perçoit au plus près le monde, les hommes et les choses qui l’entourent mais aussi la manière dont les mots peuvent traduire cette perception. Il y a chez cet écrivain une vocation presque scientifique de l’écriture, ou dumoins didactique, une fonction de recherche : à partir d’observations très concrètes, dégager quelques lois et aboutir à des connaissances ; plus précisément traduire et éclaircir certaines modalités de notre relation fondamentale au monde. A ce titre, Le Sourire est symptomatique de la quête drevetienne. Drevet s’empare d’un motif a priori banal, le sourire, et tente de le décrire, sous ses différentes formes, et de le définir ; Le sourire comme expression constitutive de l’humain. Il y a au cœur même de l’écriture une quête de l’indicible. En effet, Drevet commence par indiquer que le sourire se donne comme une énigme, qu’il échappe à toute explication et « qu’il se dérobe toujours ».
Pour mener cette entreprise impossible, Drevet va s’appuyer comme à son habitude sur une sorte de relevé topographique extrêmement précis. En trente chapitres, sont passés en revue les différentes modalités ou manifestations du sourire, les diverses significations qu’il revêt dans tel contexte particulier, à travers les cultures et les époques. Il y a le sourire dans l’art (la peinture avec Mona Lisa, la sculpture avec l’ange de Reims, le cinéma avec Le Miroir de Tarkovski, l’art grec…) et le sourire dans la vie réelle : le sourire du bébé, de l’enfant, du vieillard, le sourire des amants, du traître, de l’ambitieux, du mourant.
De plus, le sourire est décrit aussi bien du point de vue de l’intérieur que de l’extérieur, du dehors que du dedans : le sourire que l’on fait soi-même et le sourire qu’on observe chez l’autre.
Il n’est pas étonnant que le motif du sourire ait à ce point retenu l’attention de Patrick Drevet. Il est exemplairement révélateur de sa pensée et de sa vision du monde. En effet, il est avant toute chose un signe d’ouverture magnifique au monde et aux autres. Il établit une jonction magique entre l’intérieur et l’extérieur, le visible et l’invisible, le spirituel et le matériel. Surtout, au plus près de la thématique chère à l’auteur, le sourire est « la manifestation la plus patente de l’altérité c’est-à-dire de ce qui est indissociablement lié à un être et reste en lui aussi imprévisible qu’ingouvernable ». Or toute l’œuvre de Drevet peut être comprise comme une tentative d’atteindre cette altérité qui est d’abord une singularité.
C’est dire que, au moyen d’observations très concrètes, recensées avec une précision confinant à la maniaquerie, pour la formulations desquelles Drevet trouve toujours les mots les plus adéquats, l’auteur atteint ce qu’on pourrait appeler une « métaphysique du sourire » car comme il l’écrit dans le chapitre « Effervescence », où il évoque le sourire d’un élève qu’il a eu il y a longtemps, le sourire « est une manifestation cruciale de l’expérience humaine, aussi constitutive que symptomatique du sens de notre aventure sur la terre. »
Jalon important dans l’œuvre déjà riche de Drevet, livre emblématique, Le Sourire apparaît comme un livre modeste et ambitieux, discret et essentiel. Indifférent aux signes d’une modernité agressive, à la domination étouffante de la technique, cet écrivain rare et important, dans ce dernier texte comme dans les autres, ne s’intéresse qu’au fond originel de notre vie, et de notre relation au monde, c’est à dire à ce qui reste fondamentalement humain. De là le coté intemporel, a-politique de l’œuvre de Drevet. En tout cas ,ce n’est pas la moindre grandeur de cet auteur de confier à la littérature sa vocation la plus haute, ontologique : jeter une lumière , par les mots, sur le sens de notre existence terrestre.

LE SOURIRE, de Patrick Drevet, Gallimard.