Thursday, December 08, 2011

Affaire DSK: médiatisation et mise en récit à l'heure des médias numériques

Assistant médusé aux derniers rebondissements de L'affaire DSK ( en ce moment la diffusion des vidéo surveillance du Sofitel), je me dis à quel point un Jean Baudrillard nous manque. En effet, le développement sans fin de cette histoire au fil des révélations médiatiques, ses méandres et ramifications qui en révèlent la complexité mondialisée, son impact sociologique dans l'opinion et ses implications politiques etc. , tout cela en fait quelque chose d'assez baudrillardien, à savoir dans la relation trouble et frénétique qu'entretiennent aujourd'hui les médias, l'information et la réalité. Ou comment la réalité finit par disparaître sous ses représentations et sa médiatisation (le "simulacre"). Le réel est comme absorbé par son médium. Ou est l'événement?

C'est une sorte de story telling spontané, répondant assez bien à cette "écriture automatique du monde", auquel ne manque aucun ingrédient. L'incident déclencheur déjà: la rencontre violente entre un grand de ce monde et une modeste femme de chambre d'origine africaine, le haut et le bas, le Nord et le sud, l'homme et la femme, le vieux et la jeune, un destin (présidentiel) qui bascule, l'argent, le sexe, le pouvoir, décidément rien ne manque à ce cocktail explosif! Par la suite, la façon dont l'affaire se développe dans les médias, au fil des révélations et des informations, distillées au compte goutte semble-t-il comme par le meilleur des scénaristes, fait que l'affaire DSK dans son traitement médiatique a toute l'apparence d'une série télé, non dénuée de suspense d'ailleurs; On dit souvent que la réalité dépasse la fiction mais ici c'est surtout qu'elle semble cadrer avec la fiction, avec ses canons et à ses codes. Oui la réalité imite le film, la nature imite l'art. Bien sur, je parle ici de la mise en récit opérée par les médias (mais aussi relayée par l'opinion) de cette affaire , de façon à ce qu'il rentre bien dans sa temporalité et ses formats spécifiques. L'événement se confond ici avec sa médiatisation.
En tout cas, la réalité s'est entièrement confondue avec un spectacle, qu'on suit sur nos écrans avec une certaine avidité ( je me souviens de passagers du métro regardant sur leur i-phone l'interview télé de DSK sur TF1), dans un état quasi addictif, même si au bout d'un moment la lassitude commence à pointer (comme dans toute bonne série interminable). On le sent dans les commentaires des internautes en réaction aux articles sur l'affaire: marre de DSK! c'est évidemment le contraire qu'il faut comprendre, sinon ils ne prendraient même pas la peine d'ajouter une voix au chapitre . En réalité, ils en veulent plus, toujours plus et surtout ils réclament la fin de l'histoire, le fin mot de la fin, pour mettre un terme à cette addiction. Ce qui est nouveau, c'est qu'on a l'impression d'assister aux faits, de suivre le déroulement de l'histoire quasi en temps réel, grâce à l'accélération des moyens de diffusion notamment. L'affaire DSK témoigne bien de cette accélération du réel.

Le monde est d'autant plus un spectacle qu'aujourd'hui il y a partout des caméras pour vous filmer. On peut donc réaliser ce rêve, ce fantasme fou de revoir un évènement tel qu'il a eu lieu, de revoir le passé, réalité intégrale dirait Baudrillard, du moins une partie des évènements, ceux qui se sont déroulés sous l'oeil des caméras. Notre vie entière, à chacun d'entre nous, peut être un film, visionnable à volonté.C'est bien ce sentiment qu'on en regardant les images de video surveillance du Sofitel, qu'on a décidé de rendre publiques hier, et qui ont été diffusées dans le monde entier. D'un seul coup, ce qui depuis des mois fait l'objet de multiples discours, donne lieu à des versions contradictoire selon les intérêts, n'existe qu' à l'état de déclarations apparaît à l'écran. Les mots cèdent la place à l'image. Effet de dévoilement, de vérité garanti. La caméra (c'est à dire la technique) ne saurait mentir: c'est la réalité telle qu'elle est, purifiée techniquement de ses scories subjectives. Quoi qu'il en soit, cette diffusion s'inscrit clairement dans le règne des images et trouve parfaitement sa place dans la grande machinerie du spectacle. Elle vient tout naturellement alimenter nos écrans et continue à écrire le feuilleton. Le monde est fait pour aboutir à un livre disait Mallarmé, aujourd'hui il est fait pour aboutir à un film. Ces images témoignent on ne peut mieux d'un régime de surveillance et de transparence spécifiques à nos sociétés modernes et technologiques. Le réel ne peut s'oublier, tout sera filmé , enregistré, reproductible et réitérable ad lib. Difficile de ne pas penser au fameux droit à l'oublie et qu'au même moment facebook lance sa ligne de temps sur le réseau, fonction qui se souvient du déroulé entier de votre vie depuis votre inscription sur le réseau.

Mais ce qui est intéressant et amusant avec ce nouveau chapitre de la diffusion des vidéos, c'est le sentiment qu'il nous donne que la vérité se construit (ou se déconstruit) progressivement, pièce après pièce, à la façon d'un puzzle. L'affaire DSK désigne une réalité mouvante, éclatée, morcelée, fondamentalement incertaine. D'ailleurs ce qui constitue le point de départ de l'affaire, l' agression sexuelle, il n'est pas sur qu'elle ait eu lieu.
C'est une réalité fractale. On en perçoit que les morceaux, on ne voit que les parties qui nous masquent le tout et modifient sans cesse notre perception du tout. Ainsi l'affaire forme une séquence temporelle pouvant s'inscrire dans une narration médiatique lui donne son allure de série. A cette temporalité progressive, procédant par étapes, correspond la dimension polycentrique de l'affaire, fruit de multiples points de vues; c'est à dire que la successivité des épisodes va de pair avec la simultanéité des points de vue. Un espace-temps éclaté et démultiplié.

Avec ces images, on essaie précisément de reconstituer cette réalité, de la retrouver, de revenir à la scène originelle, la scène primitive (le viol, l'acte sexuel, l'origine). Difficile de ne pas penser à des films de Brian de palma comme Blow out ou Snake eyes. Ou comment par l'image ou le son, par la captation audiovisuelle, par les traces, traquer la réalité manquante, revenir à la source. Preuve que Technologies et médias entretiennent un jeu complexe, vertigineux, avec le réel. Sans les premiers, pas d'accès au second, mais on ne saurait pour autant les confondre. Et au fond, la réalité toujours manque, a toujours déjà disparu. Ne Restent que les traces, d'où le règne a venir de la traçabilité.
Réalité incertaine car les images de vidéo surveillances sont bien sûr des éléments partiels, des échantillons du tout de la réalité manquante, a jamais perdue. Elles ne constituent en soi aucune preuve définitive pour l'une et l'autre version (agression versus rapport consenti). Ce ne sont que quelques pièces du puzzle. Ce qui fait le fond de l'affaire, ce qui s'est passé réellement, cela n'a jamais été filmé. C'est le réel manquant, qui à jamais se dérobe...

Thursday, November 10, 2011

Encore le livre numérique

Les débats sur le lvire numérique n'en finissent pas. Sur le magazine en ligne Slate, un journaliste se fend d'un texte intitulé "Pourquoi on va bientôt jeter nos bibliothèques".
Le titre même de cet article ambivalent indique le désarroi et l'inquiétude de l'auteur sur ce sujet. Rien a faire face au déferlement numérique, qui donc emportera le livre quoi qu'on en pense. Siuation qui expose l'auteur à certaiens contradictions :" Pour rien au monde je ne jetterai mes livres" mais je le le ferais quand même. Avec la numérisation totale du monde, on fera donc ce qu'on n'a pas envie de faire...IL N'Y A RIEN A FAIRE!!
Mais une première question, que ceux qui aiment encore les livres et la littérature devraient se poser, c'est: est ce que ça nous plait? est ce que le livre numérique suscite un désir, un plaisir? Ai je envie de jeter mes bouquins pour les remplacer par des fichiers numériques? la réponse est en général non. La plupart des opinions en faveur du livre numérique reposent sur l'adaptation et le réalisme (une sorte de darwinisme technologique), rarement sur le plaisir.
Bref, C'est de la merde, mais on a pas le choix...
Il y a beaucoup de choses a dire sur ce sujet en effet.
Il n'est pas sur que le livre papier laisse sa place au livre numérique, tout simplement parce que ces deux objets sont radicalement différents de nature, et un lecteur le sent tout de suite.
La comparaison avec le cd est en effet peu pertinente. La musique s'est toujours donné sous forme de flux. De sorte que la diffuser sous forme de fichiers mp3 ne change rien à sa nature de flux.
Mais ce n'est pas le cas de la littérature. L'expérience de la littérature se fait plutôt sous forme de stock, a savoir quelque chose de fixe et et qui dure; le livre est un média parfait en ce sens. Cette matérialité a son importance pour manifester la présence de la littérature, de la culture. Il y a un coté un peu sacré dans le livre, qu'on peut voir comme un temple.
Autres arguments : le livre n'est pas une machine, ce qu'est le livre numérique. La page papier n'a rien à voir avec un écran...
En outre, l'autre problème c'est la nature même du texte littéraire (poésie, roman, essai etc.). Que devient-il lorsqu'il est sous forme numérique. Nicholas Carr parle fort bien de cela. La numérisation favorise une fragmentation énorme des textes et le livre numérique donnera lieu à un démembrement, privant l' oeuvre de sa totalité et de sa cohérence d'ensemble.
Plus encore, le support numérique, fondé sur des technologies d'interruption (hypertexte), ne favorise pas la concentration nécessaire à la littérature de qualité.
Au fond, je dirai que les avantages du livre papier tiennent à ses faiblesses technologiques même face au livre numérique. Le papier, par son coté limité qui permet la déconnexion, favorise la concentration, et l'attention calme et lente.

Friday, October 28, 2011

A propos de Internet rend-il bête? de Nicholas Carr

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The shallows, what's internet doing to our brains
de Nicholas Carr



Avec The shallows, l'essayiste américain Nicholas Carr propose l'une des réflexions les plus saisissantes qu'on peut lire aujourd'hui au sujet de l'impact d'Internet sur l'individu et la civilisation, qui nous concerne tous. Certes elle n'est pas particulièrement optimiste et enjouée. Elle est marquée par l'inquiétude, et assurément beaucoup s'agaceront de cet aspect. Mais le pessimisme ni la mélancolie n'ont jamais été ennemis de la pensée. Il y a deux ans, Carr avait ébranlé et même scandalisé la blogosphère en osant publier un article intitulé « Google nous rend il stupide? »( d'où le titre choisi par l'éditeur français). Cela lui avait valu de la part d'une majorité d'internautes une foudre de critiques (ce qui ne manquera pas d'arriver non plus avec le livre), ne voyant en lui qu'un Cassandre, un réac passéiste à la Paul Virilio. Mais peut être que ces réactions de colère tenaient au fait que Carr touchait là où ça faisait mal.
The Shallows constitue le prolongement de cet article retentissant, et l'auteur prend le temps de développer et d'argumenter ses idées, en s'appuyant par ailleurs sur de nombreux exemples tirés d'études et d'expériences scientifiques dans le domaine des neuro-sciences.
C'est un livre important, souvent brillant, discutable bien sur, et au fond assez attachant. C'est un essai, au sens fort du terme, c'est à dire un travail éminemment personnel, un travail de soi sur soi, alimentant une réflexion intellectuelle et générale. On entend bien la voix d'un homme qui s'exprime, qui «s'essaye».
En effet, ce livre procède d'un conflit intérieur, qui n'en est pas moins extérieur : contre la machine. On sent au fil de la lecture que l'auteur s'explique avec lui même, se débat pour (se) comprendre. De là cette impression de nécessité. Le théâtre, à la fois révélateur et agent, du conflit n'est autre qu'Internet : un réseau technologique incomparablement puissant.
Nicholas Carr, après des années d'usage plutôt intensif du Net, en a constaté sur lui même les effets, positifs et négatifs. Incontestablement quelque chose avait changé en lui. Il ne parvenait plus à lire aussi facilement des textes d'une certaine longueur, à s'immerger dans un roman ou à suivre une argumentation. Sa faculté de concentration s'était affaiblie et son esprit semblait en proie à l'impatience et la dispersion. Surtout, il a pris conscience qu'il voulait en permanence être connecté. Il a senti que le média Internet, la machine, agissait sur lui à son insu, comme si une force extérieure cherchait à s'emparait de son esprit. Telle était la substance de l'article, repris dans ce livre.
Cela appelle d'emblée deux remarques.
Au fond, même s'il n'emploie pas directement le terme, Carr ne fait que décrire un processus d'addiction, et son livre résonne à ce titre comme une confession, honnête et sincère. Il reconnaît ses faiblesses. On pourra donc aisément lui reprocher de désigner une pathologie personnelle d'avantage que la nocivité intrinsèque du produit. On retrouvera alors l'argument classique selon lequel la technologie est en soi neutre et que seul compte l'usage qu'on en fait. Mais on rétorquera que l'addiction aux nouvelles technologies est un phénomène de plus en plus répandu dans les sociétés modernes, dont les psychiatres du monde entier s'alarment. Qui n'a jamais éprouvé cette envie d'être connecté, qui n'a pas ressenti une angoisse après avoir oublié son portable? D'autre part, l'idée commune de la primauté de l'usage et du contrôle de l'homme sur la technologie est dénoncée comme une illusion par les théoriciens de l'aliénation et de la technique.
L'addiction à Internet est donc bien le moteur même de l'écriture de ce livre, ce qui n'est pas sans conséquence quant à la perspective adoptée. En effet, pour être très critique à l'encontre d'Internet, Carr n'en est pas moins un praticien confirmé, et nullement un technophobe passéiste enfermé au milieu de ses livres. Il nous parle en connaissance de cause, du coeur même de la machine. L'addiction, en gros c'est vouloir ce qu'on ne veut pas, et inversement. Ce qui est donc en jeu dans ce livre, c'est la question du sujet, de son autonomie, de son unité, confronté à un sentiment de perte de contrôle. L'addiction, face contemporaine de l'aliénation, révèle une fracture de soi; or une simple connexion à Internet la révèle aussi déjà . En effet, le rapport au réseau informatique pose la question même du soi dans la mesure où l'autonomie du sujet est comme mise en question par un dispositif technologique entièrement automatisé et d'une puissance inouïe. Ce n'est pas un hasard si Castells a intitulé son introduction à sa monumentale étude sur la société en réseaux : le réseau et le soi. A cet égard, le titre de la version allemande est plus intelligent que le titre français: qui je suis quand je me connecte à Internet?
D'autre part, c'est en homme de culture que réagit Nicholas Carr, attaché à une pratique particulière ( la lecture) et à un certaine civilisation, angoissé à l'idée qu'elles puissent être menacées. Si lui même n'arrive plus à lire, qui, notamment chez les plus jeunes, va perpétuer cette activité à l'avenir?

Toujours est-il qu'à partir de ce constat, Carr va se poser la question: que se passe-t-il en moi, c'est à dire dans mon cerveau? Question qui en implique une autre: que m'est-il, que nous est-il arrivé ces (quinze) dernières années? L'arrivée et le développement fulgurant d'Internet dans la population marque en effet un passage du temps délimitant nettement un avant et un après. L'interrogation sur l'impact socio-culturel de cette technologie prend parfois un accent nostalgique : «ma jeunesse analogique», «mon ancien cerveau me manque». Tout le livre de Carr n'est qu'une longue réponse à ces questions.

L'ouvrage est d'emblée placé sous le signe de deux références majeures. D'une part , Mac Luhan, le théoricien des médias auteur du fameux Understanding medias. D'autre part: 2001, le film de Kubrick, plus précisément la troisième partie mettant en scène la relation et le combat de l'homme et de Hal l'ordinateur. Ces deux noms indiquent les deux grands axes que suit l'ouvrage: d'une coté, une théorie des médias, sous un angle historique et anthropologique, de l'autre une méditation philosophique sur la technique, sur le rapport de l'homme et de la machine. Dans les deux cas, Carr retrouve un grand classique de la pensée du XXe siècle: l'aliénation.

Cette image forte d'un rapt de l'esprit par le médium est le postulat de départ de Mac Luhan dans sa célèbre et pionnière analyse des médias, comme Carr le rappelle dans son introduction: « le voleur qui essaie d'endormir le chien de garde de l'esprit ». A bien des égards, The shallows reprend la démarche de Mac Luhan en l'adaptant à l'heure du numérique et vérifie la pertinence toujours actuelle de la célèbre formule Medium is message. Axiome plus vrai que jamais aujourd'hui puisque le médium importe bien plus que le message, c'est dans le médium que réside la puissance (Il suffit de penser à Google pour s'en convaincre: le célèbre moteur de recherche ne produit lui même aucun message, ne faisant que les classer et les agréger).
En partant de sa propre histoire, Carr retrace donc une histoire des médias, définis comme « technologies intellectuelles» ou encore «outils de l'esprit ». Ils produisent toujours des ruptures décisives dans les représentations du monde et conditionnent ensuite la vision du monde. Et aussi modifient la structure de notre cerveau. Chaque technologie intellectuelle est porteuse d'une éthique intellectuelle, soit un ensemble de valeurs, d'idées et de pratiques, qui forment une civilisation.
C'est le cas du livre par exemple, qui en tant que médium « a changé l'expérience personnelle de la lecture et de l'écriture ». Effectivement, pas de littérature, ni même d'écrivain, ni de république des lettres, sans cet objet à la fois familier et extraordinaire, qui fait converger la technique du codex et celle de l'imprimerie. C'est aussi le cas d'Internet et des ordinateurs, bref du numérique. Mais précisément ce sont des éthiques intellectuelles radicalement différentes même si ils traitent parfois des mêmes contenus. Le rapport à l'information et au savoir s'en trouve bouleversé. Et ce n'est pas la moindre crainte de Carr que l'éthique du livre soit supplantée par celle d'Internet. On retrouve là les débats très actuels posés par le livre numérique, que Carr on s'en doute n'apprécie pas beaucoup et en lequel il ne croit guère. L'auteur pense qu'Internet pose les bases d'un monde post-littéraire (ce qui ne signifie pas anti ou non littéraire), de la même façon que l'informatique nous a fait entrer dans la post-modernité, simplement parce que le monde de l'écran n'a rien à voir avec le monde de la page. On n'est pas obligé de le suivre sur ce terrain là, d'autres pensent exactement le contraire. Mais force est de reconnaître que nous nous trouvons aujourd'hui à un tournant, à une césure entre deux mondes technologiques et donc deux civilisations.
Du panorama dressé par Carr, il ressort l'impression que le net constitue l'aboutissement logique de la longue chaîne des médias, celui qui les absorbe et synthétise tous. C'est le média global, universel, terminal, qui réalise le vœu de la « machine universelle » imaginée par Turing. En ce sens, il y a un coté de fin de l'histoire dans le réseau. De fait, l'auteur décrit parfaitement les spécificités de ce média : son coté bi directionnel, non linéaire, interactif, instantané, multi-tâches, convergent etc. Bien évidemment, cela ne peut être sans conséquence sur notre rapport même au savoir, à l'information et à la culture. La source d'inquiétude justement vient de ce que la culture en tant que unité cohérente et stable est mise a mal par la fragmentation qu'impose Internet. Il n'y a plus de vision d'ensemble: «Nous ne voyons pas la forêt lorsque nous cherchons sur le web. Nous ne voyons même pas les arbres. Nous voyons les brindilles et les feuilles.». El la concentration est perturbée tant ce système exercent des forces centrifuges. Or tout cela est lié au fonctionnement même du média, fondé sur un «écosystème de technologies d'interruptions». A cela s'ajoute la dissolution des frontières entre médias, puisque le numérique code tous les formats. Selon Carr, l'éthique intellectuelle d'Internet est donc claire à identifier: celle de la rapidité et de distraction.En tout cas, elle s'oppose selon lui à celle du livre, permettant la pensée calme, concentrée.
Au fond, à travers cet examen des médias et de leur histoire, c'est à une théorie de la culture que nous invite Carr. Qu'est ce que la culture justement? Que devient-elle quand les outils chargés de la diffuser se transforment? La culture lettrée a-t- elle encore un sens à l'heure du tout numérique par exemple? Certes on pourra voir dans ce livre un essai de plus sur le thème archi rebattu du déclin de la culture à l'ère industrielle. Du moins, il s'inscrit clairement dans une tradition de pensée américaine, qui part de Thoreau, et passe par Marshall Mac Luhan, Neil Postman, et même Al Gore: à savoir la menace que font peser les médias audiovisuels et high-tech sur la culture. Après tout Steve Jobs lui même pensait que bientôt personne ne lirait.
Pour compléter l'approche de Nicholas Carr, j'ajouterais deux questions: la culture (écrite) peut-elle s'envisager et se transmettre sous forme de flux, facilement accessibles, insaisissables, fugaces, peu enclin à durer. D'où la question du temps. Internet n'engendre-t-il pas un régime de temporalité spécifique (le temps machine si l'on veut), qui n'est pas nécessairement celui de la culture. Le média livre au contraire nous livre (si j'ose dire) un autre rapport au temps: plus calme, plus lent, qui nous laisse prendre notre temps. Dans un beau passage, alors qu'il évoque ses déambulations dans la vaste bibliothèque de l'université de sa jeunesse, Nicholas Carr a cette observation très fine: «Il y avait quelque chose d'apaisant dans la patience de tous ces livres, leur volonté d'attendre des années, voire des décennies, que le bon lecteur arrive et les retire der leur emplacement attitré. Prends ton temps, me murmuraient les livres de leur voix poussiéreuse. Nous n'allons nulle part.»

En définitive The shallows s'avère aussi une méditation (angoissée) sur la technique, sur le rapport -tourmenté- de l'homme et de la machine et donc sur l'avenir de l'humanité. L'un ne va pas sans l'autre en effet. Maitre et serviteur l'un de l'autre. L'addiction à internet déjà témoigne d' une hybridation de l'homme et de la machine. A ce sujet, Carr place son livre dans le sillage de l'histoire de Hal l'ordinateur (dans la troisième partie de 2001, le film de Kubrick). D'ou le titre du premier chapitre : Hal and me. Cela confirme la pente inquiète voire pessimiste de ce livre puisque dans le film, l'ordinateur échappe au contrôle de l'homme et essaie de l'éliminer.
Le Net est une méga-machine, un réseau de machines interconnectées, un réseau puissant dans lequel l'individu est forcément capté. Pas un hasard si on l'appelle aussi la toile d'araignée. Inévitablement, la puissance de la machine vous plie à sa logique. Et le cerveau comme la pensée finissent par fonctionner à l'instar de la machine: « Que je sois en ligne ou non, mon esprit maintenant attend de prendre l'information telle que le Net la diffuse : un rapide et mouvant courant de particules».
Voilà pourquoi Carr s'est intéressé de prés à des travaux récents en neuro-sciences, son propos se rapprochant clairement de la psychologie cognitive. Il cite de nombreuses expériences, venus d'horizons variés. Certes, on pourra lui reprocher de ne citer que celles qui vont dans son sens alors qu'il en existe d'autres qui disent le contraire, tant dans ce domaine il n'est rien d'assuré. Cependant, les exemples sont nombreux et étayés. Et surtout ils confirment certaines intuitions que chacun peut ressentir aujourd'hui.
Tirant parti de la plasticité cérébrale, Carr en déduit que l'impact puissant du net reconfigure nos circuits cérébraux. Pour le meilleur et pour le pire. Il y a certes de nouvelles aptitudes qui se forgent, mais aussi des anciennes qui se perdent. Particulièrement convaincant est le passage sur la « surcharge cognitive », favorisée par internet, et qui perturberait les mécanismes d'édification de la mémoire, notamment dans la connexion entre «mémoire de travail» et mémoire à long terme. Ce qu'on appelle l'expérience. Par ailleurs, Internet nous plonge, à cause du temps réel, dans une forme d'urgence et active les régions pré-frontales associées à la prise de décision et la résolution de problèmes. Ceci pourrait expliquer pourquoi il ne favorise guère la concentration lente et patiente comme le fait le livre, en nous permettant de nous «déconnecter». Ajoutons enfin que le multi-tâches si caractéristique du net et si répandu dans les bureaux est de plus en plus mis en cause par les experts comme particulièrement néfastes pour les processus cognitifs de mémorisation.
Le tableau est peut être exagérément sombre. La balance ne penche que d'un coté. Mais l'addiction est le soleil noir qui éclaire ce livre. En fin de compte, l'enjeu qui se pose est l'humanité de l'homme, du sujet humain, confronté à un vaste processus d'autonomisation des machines tendant à la déshumanisation. Que reste-il de l'homme en effet (et donc des valeurs humanistes)? Si La machine se rapproche de l'homme, l'homme se comporte lui de plus en plus comme une machine. Derrière ces interrogations, se profile le spectre de l'intelligence artificielle, au fondement même de la science informatique. En effet, les premiers ordinateurs ont été conçus et créés sur la base d'une analogie avec le cerveau. Comme le rappelle l'auteur, ce thème est aujourd'hui le credo d'une entreprise comme Google, qui pense clairement que le cerveau humain est dépassé et s'emploie à le démontrer. D'ou son coté mystique, avec cette idée folle de créer un être et d'incarner l'infini. Google est aussi une « église ».
Le souci de Nicholas Carr est de préserver cette irréductible part humaine, de ne jamais la confondre avec les machines. La dernière bouée à laquelle on peut se raccrocher est le concept de vie: une intelligence et une sensibilité vivante. Après tout le risque est réel aujourd'hui tant le système technologique a atteint un seuil de puissance et de complexité considérable. Internet ne fait qu'accentuer le processus d'externalisation de nous même, commencé avec l'écriture. Mais quand l'externalisation devient maximale, voire incontrôlable, alors il y a une menace pesant sur notre intégrité d'être humain et notre capacité à penser par nous même. Telle est bien, en définitive, la crainte fondamentale de Carr: «...une lente érosion de notre humanité, de notre sentiment d'être humain ».
C'est dans ce souci fondamental de préserver l'humain que l'accent est mis sur la culture, notion fondamentale ici car seule elle permet à l'homme de défendre son terrain propre face à la logique des machines. On rappellera ici que certains penseurs (Jacques Ellul, Michel Henry) ont essayé de montrer que la culture ne pouvait en rien se confondre avec la technique ou même la science. En effet, cette notion fait appel à la substance même de l'homme, sa subjectivité d'être vivant, reliée à la dimension collective. Or, ce que dit Carr, c'est qu'Internet ne favorise pas nécessairement la constitution en l'homme d'une authentique culture, de par le traitement spécifique du savoir et de par le modelage cognitif opéré sur notre cerveau. « Ce que le Net diminue est la forme première du savoir: la capacité de savoir, en profondeur, un sujet pour nous-même, de construire dans nos propres esprits la série riche et idiosyncrasique de connexions qui donnent essor à une intelligence singulière.»
Si cette réflexion salutaire paraît décidément trop sinistre et excessive, on rappellera que d'autres esprits ont déjà averti de ces dangers-là, et pas nécessairement les personnes les plus éloignées de l'informatique. Comme Joseph Weizenbaum par exemple, concepteur du programme Elisa dans les années 60, un logiciel de conversation tellement efficace que les les utilisateurs se laissaient prendre et se confiaient facilement à la machine. L'ancêtre de Facebook. Sauf que, inquiet de cet effet, Weizenbaum a arrêté ses recherches et a ensuite préféré se consacrer à un travail de réflexion plutôt alarmiste sur l'impact socio-culturel et les dangers de l'informatique, malgré les railleries de ses pairs. Aujourd'hui, on peut penser à quelqu'un comme Bill Joy, créateur de Java, auteur du fameux article : L'avenir a-t-il besoin de nous ?
Le débat au fond opposera une fois de plus les les instrumentalistes et les déterministes. Les premiers estiment qu'internet n'est qu'un outil, n'est que ce qu'on en fait. Ce qui n'est pas faux. Les déterministes, tel Carr, pensent qu'Internet est un processus incontrôlable, suivant sa propre logique et nous pliant à son mode de fonctionnement. A priori, le technophile est instrumentaliste: il pense que l'homme a toujours le dessus sur la technique. Le technophobe est déterministe et paradoxalement prend d'avantage la technique au sérieux. Mais les extrêmes se touchent: les technophobes radicaux, genre luddites, et les technophiles les plus délirants, genre trans-humanistes, se rejoignent dans un déterminisme commun, les uns pour le déplorer, les autres pour s'en réjouir. Dans un cas, Internet rend bête, dans l'autre, Internet nous transforme et nous améliore. Chacun se fera son jugement...
Quoiqu'il en soit le rapprochement fait avec le super ordinateur de Kubrick nous invite à réfléchir sur deux points. Internet comme Hal représente peut être un seuil indépassable de la technique à tel point que celle-ci en devient dangereuse pour l'homme. D'autre part le film se termine par une lutte à mort entre l'homme et la machine, à l'issue de laquelle l'homme l'emporte en tuant la machine, c'est-à- dire métaphoriquement en arrêtant le progrès technologique. bien qu'un spécialiste de l'Intelligence artificielle avait collaboré au scénario, il y a donc un penchant luddite dans 2001, qui pourrait être celui de Nicholas Carr également. L'avenir serait-il donc si sombre ? L'homme devra-t-il un jour faire subir à Internet le même sort qu' à HAL? Le livre de Nicholas Carr à ce sujet se termine sur un grand sentiment d'incertitude.


Saturday, June 18, 2011

Au sujet du grand accélérateur de Paul Virilio

Les contempteurs de Paul Virilio, qu'ils le considèrent comme un Cassandre invétéré, un prédicateur chrétien annonçant l'apocalypse, ou un penseur usant d'un style imprécatoire assez peu rigoureux, se sentiront sans doute confortés dans leur scepticisme à la lecture de son dernier ouvrage Le grand Accélérateur. En effet, sourd aux critiques, Virilio enfonce le clou et radicalise à la fois son analyse et son style.
Impossible de lire ce livre sans ressentir une part d'inquiétude, et même d'effroi, face à un développement technologique incontrôlable (ce qu'on appelle le progrès) qui, du fait même de sa puissance, atteint une sorte de zone limite, un seuil de rupture, au delà de quoi on ne voit pas vers quoi il peut encore aller. Prélude à son effondrement.
Ce ton apocalyptique, assumé, en tant que Virilio veut défendre une pensée "révélationnaire", est nettement sensible et a un accent religieux, qui peut certes agacer.
Quant à la méthode, c'est à dire à l'écriture, Virilio la radicalise aussi. Livre court et fulgurant, il pousse la pensée et l'écriture jusqu'à une contraction et une condensation assez extrême, ne lésinant pas sur les citations, les analogies, les néologisme et même les jeux de mots. Virilio est un créateur verbal, entre acrobatie et feu d'artifice de mots et de concepts. Inutile de chercher de longs développements solidement argumentés à la mode universitaire. On a là une pensée quasi aphoristique, proche du poème. On pense à Nietzsche, ou à son grand ami Baudrillard, dont il est assurément très proche et complémentaire. Paradoxalement, c'est comme si Virilio intégrait le principe d'accélération, agissant comme un précipité chimique, dans son écriture.
Qu'en est il du propos? Sans surprise, Virilio continue son analyse implacable de la modernité, envisagé sous l'angle quasi unique de la vitesse, qui est sa caractéristique essentielle. Thème qui hante la pensée de Virilio, concept fondateur capable d'expliquer tous les autres aspects du monde moderne, de là son appel à établir la discipline de la dromologie et même à créer un ministère du temps (la vitesse, c'est le pouvoir).
D'emblée, il place son argumentation sous une intuition tirée d'une comparaison entre d'une part la construction du LHC au CERN de Genève, l'accélérateur de particules, et d'autre part l'accélération de la finance mondialisée, aboutissant à un "mur du temps". Soit une finance folle se déployant dans des millions d'ordinateurs connectés en réseau, régie par un temps machine, une temporalité fonctionnant à la nano-seconde, qui n'a plus rien d'humain. Or ce mur du temps, qui a donné lieu à un krach en 2010, c'est bien ce que cherche à atteindre le CERN, en traquant le boson de Higgs, la particule de Dieu.
Virilio ne cesse de rappeler l'écart croissant entre la vitesse folle de la technique et le rythme humain, irrémédiablement lié au corps et au cosmos, marqué par des caractéristique ancestrales et immuables. Ce divorce, notons le, avait déjà été pointé par la phénoménologie et Husserl ou encore par Leroi-Gourhan, le grand anthropologue de la technique, qui avait remarqué le décalage chez l'homme entre la vitesse d'évolution des objets et la lenteur du corps humain, resté le même qu'à l'ère préhistorique.
C'est bien la collusion entre les deux rythmes qui ne cesse d'accentuer le malaise que tout un chacun peut ressentir aujourd'hui, à l'heure du numérique triomphant. Il est clair que nous sommes, nous pauvres frères humains, embarqués dans une modernité malade, tragédie de notre civilisation, qui est mortelle.
Or, quoi qu'il en dise, il ne faut attendre de Virilio aucun remède, sinon l'exercice d'une lucidité blessante. Peut être qu'il n'y en a pas, la technique étant déjà le remède qui secrète son poison. En tout cas, pas de remède issu de ce système, sinon son arrêt pur et simple. Fukushima est il un signe? ainsi l'Allemagne a décidé l'arrêt du nucléaire, et on se souvient bien sur du cosmonaute de 2001 qui débranche et stoppe HAL.

Tuesday, February 01, 2011

Internet, le roman et la littérature

Un article publié dans The Guardian( www.guardian.co.uk/books/2011/jan/15/novels-internet-laura-miller) s'interroge sur le peu place accordé à Internet et aux nouvelles technologies par la littérature contemporaine (en l'occurrence dans le roman mais pourquoi pas la poésie tout aussi bien).C’est un sujet particulièrement complexe et qui pose a mon avis rien moins que la question de l’avenir et de la définition même de la littérature. il faudrait étudier la littérature à l’heure d’Internet comme Walter Benjamin avait parlé de l’oeuvre d’art à l’ère de la reproduction technique. Je pense d’ailleurs qu’ il s’agit du même type de questionnement; après tout la littérature est constituée d’oeuvres d’art, et Internet continue le processus de reproduction technique. Et avant tout, c’est la question du médium qui se pose. On connait la fameuse question benjaminienne: on s’était demandé si la photo était ou non de l’art alors qu’il fallait se demander si la photo ne transformait pas le caractère général de l’art. C’est exactement la même problématique en ce qui concerne la relation d’Internet et de la littérature.
Par ailleurs, il faudrait distinguer le thème (au même titre qu’une autre technologie…) et le médium. Je peux très bien évoquer Internet comme objet voire comme moteur de l’action dans un roman de forme classique (genre Houellebecq), sans remettre en cause les conventions et les codes propres à certains genres littéraires. Mais je peux aussi publier mon texte sur Internet en utilisant les fonctionnalités propres à ce média (lien hypertexte, vidéo, chat etc). Et à nouveau se posera la question cruciale du médium et du support (la papier par rapport à l’écran), qui modifie radicalement les conditions même d’énonciation.
Ce qui me parait évident, c’est que deux mondes sont en train de se séparer terriblement: les anciens et les modernes. Les partisans (parfois prestigieux) de la littérature traditionnelle cultivant un lien sacré avec le papier et le livre et condamnant désespérément le Net (Philipp Roth, ray bradbury…), et les adeptes de la conversion numérique de la littérature. Deux visions de la littérature, c’est à dire deux visions du monde.

Friday, January 28, 2011

Au sujet de la condition d'enseignant aujourd'hui

Le métier d'enseignant auprès des plus jeunes est devenu extrêmement dur aujourd'hui,voire impossible. Cette situation, accréditée par de nombreux témoignages, reflète un certain état de la société aujourd'hui, à travers sa jeunesse, et c'est bien ça qui est grave.
Soyons clair: il n'a jamais été simple d'enseigner, particulièrement dans les collèges et lycées pro. Mais la situation d'aujourd'hui a quelque chose d'inédit, de spécifique, et les choses se sont clairement aggravées. Et c'est cet aspect là qu'il faudrait essayer de penser, d'analyser, de prendre en compte.
J'ai mon idée sur la question mais cela mériterait de plus amples développements.
Je pense que le malaise actuel vient de la confrontation de L'école telle qu'elle est constituée et organisée avec les évolutions fulgurantes de la société moderne, évolutions en grande partie technologiques. De sorte que la situation même de l'enseignant, seul dans sa classe, armé de sa craie et de sa parole, est comme totalement fragilisée et dévaluée. C'est un métier qui devient quasi impossible de ce point de vue là. Je dirai dévaluation du magistère de la parole. C'est un peu ce que j'ai ressenti moi en tant que prof.
il faudrait ici analyser l'impact des technologies numériques, mais c'est compliqué.
Disons que le tort de l'école publique, cet énorme système inhumain qui broie les individus, est ne pas du tout avoir su les intégrer et s'adapter à ces conditions modernes, que par ailleurs la société civile et les individus utilisent parfaitement. On reste sur les mêmes schémas, les mêmes recettes. Malgré les réformes, on ne change rien et on reste dans une forme d'immobilisme lourd, parfaitement symbolisé par ces bâtiments de bétons gris et hideux que sont trop souvent les établissements d'enseignement.
Du coté des élèves, je perçois dans leur malaise, qui s'exprime parfois par ces crise de violence incontrôlables, un sentiment d'absence d'avenir. Ca revient souvent dans leur propos. Ils sentent lucidement que la société ne leur garantit pas un emploi assuré, c'est à dire une place,y compris s'ils font l'effort de bosser. De cette absence d'avenir, en témoigne la présence des lycéens et collégiens à la manif contre la réforme des retraites: ce qui est absurde en soi. Mais là encore, je pense que l'usage intensif des technologies numériques a un rôle dans l'émergence de ce sentiment ( Par exemple dans le fait de nous coller à l'instantané plutôt qu'au long terme, de nous livrer à une accélération du réel comme dit Paul Virilio). il y a là un malaise dans la transmission, et les profs aussi le sentent...
Enfin, disons le, l'école aujourd'hui est un lieu qui souffre d'une absence totale de Désir. Les élèvent ne désirent pas y aller, les profs ne désirent pas y enseigner, l'administration ne désire pas s'en occuper, et le pouvoir ne désire pas la financer...notre société souffre d'une absence de désir d'école. or le savoir procède du désir: libido sciendi.
La situation aujourd'hui est réellement grave et potentiellement explosive. On s'expose à des catastrophes dont on n'a pas idée..
Evidemment, il conviendrait de nuancer et de compléter ce point de vue.

Wednesday, January 26, 2011

Au sujet du téléphone portable

La décision et l'acte d'arrêter l'usage du téléphone portable forme un geste radical, un peu insensé, et terriblement significatif. Il interpelle fortement, à en juger par les multiples réactions sur un forum suite à la publication dans Rue 89 d'un texte d'un internaute justifiant cet acte. Il touche de façon profonde à une chose profondément intégrée dans nos vies, qui les modèle même, à tel point qu'on se demande comment on pourrait vivre sans. C'est pourquoi tout le monde se sent concerné lorsqu'une personne prend une telle décision, un peu comme si quelqu'un de son propre chef s'excluait, non seulement de la vie moderne, mais aussi de la communauté, voire de l'humanité, risquant une sorte de mort sociale. Cela oblige aussi à s'interroger sur son propre usage du portable et donc sur la façon dont on mène sa vie.
Si ce geste parait si fort, c'est qu'il va bien au delà de l'abandon d'un simple gadget, il rejette également tout un système,qui avant tout est un système technique (comme le dit Jacques Ellul). Système technique qui est lié à un système économique, le capitalisme, et à un modèle de société: la société de consommation. J'ajouterai même que le téléphone portable est l'instrument phare, l'un des agents principaux, de cette forme particulière de capitalisme, à savoir le néo-libéralisme.
En effet, par essence, un téléphone portable n'est que le rouage d'un réseau et n'a de sens que relié à un immense système technologique permettant la circulation des messages et informations. C'est la partie d'un ensemble, une machine reliée à un ensemble de machines. Telle est la "matrice" au sein de laquelle le portable nous installe. On peut être tenté d'y échapper. Et pour se faire, il s'avère qu'il n'y a pas 36 solutions: il faut en sortir totalement.
Voilà donc ce qu'on rejette quand on renonce au téléphone portable. Souvent les personnes qui font ce geste disent qu'elles veulent se "réapproprier leur vie". Comme si elle leur avait été en partie volée, comme s'ils en avaient été dépossédé. Il s'agit bien pour l'individu d'une stratégie de défense contre l'emprise de la technologie, par laquelle il doit lutter contre lui même. Un luddisme du quotidien accompli par les consommateurs. Un travail sur soi donc, ce qui l'apparente à une démarche spirituelle, une véritable ascèse, qui passe par des privations, frustrations et souffrances de ce type. Mais au bout du chemin, la liberté retrouvée, une vie réappropriée.
Tel est donc l'éminent paradoxe de cette machine. Elle nous rend des tas de services, augmente notre puissance et nos possibilités d'action, et d'un même tenant nous asservit. On est accro, on ne peut plus s'en passer. Ce qui implique quelle remet en cause une part de notre autonomie en tant qu'être.
De fait, C'est une technologie totalement addictive, qui a la particularité de s'emparer de tous les domaines de votre vie; et cela est encore plus vrai avec les smartphone. A tel point qu'elle finit par absorber, aspirer la substance même de votre vie, comme un vampire. Elle vous met nécessairement dans un état de stress permanent, et comme pour toute addiction le seul remède est son usage pour apaiser votre état de tension. De là la question légitime de savoir si on est réellement plus libre ou non avec cet objet là. On se situe plutôt dans le champ de la servitude volontaire.
Cette machine a surtout violemment modifié notre rapport au temps, le soumettant à un principe de compression, de fragmentation et d'accélération. Notre rapport au monde donc, aux autres, à notre propre vie, à la façon dont on la mène et aussi dont on la raconte. Elle a profondément perturbé les repères de l'ici et de l'ailleurs, du privé et du professionnel, du public et de l'intime. L'expérience de la vie authentique et simple même, dans son ici et maintenant, est modifiée. On fait parfois ce qu'on n'a pas vraiment envie de faire. Et l'on n'y peut pas grand chose...
Ce qui est saisissant, presque poétique, dans la démarche consistant à se débarrasser de son portable, c'est qu'on a désormais la possibilité de voyager dans le temps et de revenir en arrière. Revenir au temps d'avant cette invasion, quand la vie se passait autrement . On était plus tranquille comme j'ai entendu dire un ouvrier. Faites l'expérience: privez vous de téléphone portable une journée et baladez vous, dans la rue ou ailleurs, vous verrez, au début vous êtes angoissés mais bientôt vous avez la sensation de revenir en... 1995! Et même vous vous sentez plus libre (c'est à dire libéré).
Ainsi quand on dit"Se réapproprier sa vie", il s'agit de se réapproprier son temps . Car avec le portable et le système technique qui lui est lié, le temps humain est comme absorbé par le temps des machines, un temps inhumain fonctionnant à la nano-seconde (et qui régit la finance par exemple). C'est bien sur ce que ne cesse dire Paul Virilio. En ce sens, on pourrait voir dans ce renoncement au portable une sorte d'auto-régulation individuelle, prélude à une autorégulation collective consistant à freiner voire arrêter l'accélération générale . Je cite Virilio:" Or aujourd’hui, c’est l’accélération du réel, quand on dit en temps réel, c’est la réalité qui est accélérée et quelque chose là se joue sans référence philosophique". Réel accéléré! tel est bien ce qu'on ressent confusément avec le téléphone portable. Preuve que l'affaire n'est pas sans gravité.
C'est aussi le genre d'initiative que Jacques Ellul croyait le seul possible face à l'emprise technologique: un geste avant tout individuel mais radical procédant d'un travail sur soi. Il est évident que cela ne peut pas prendre une forme collective imposée, sous peine d'être tyrannique. Mais cet acte, de par son isolement, implique un véritable courage.
Aujourd'hui, Tout le monde a un téléphone portable et ne saurait s'en passer. Mais il n'est pas sur qu'on est plus heureux. Il n'a pas apporté plus de bonheur. Freud le disait déjà dans malaise de la culture" Grâce aux prodiges de la technique, l'homme ressemble de plus en plus aux dieux. Mais se sent-il heureux dans sa ressemblance avec Dieu?"

Saturday, January 22, 2011

Au sujet de l'avenir de la presse

On a changé de monde. Tel est le constat simple qui s'impose quand on considère la situation de la presse aujourd'hui. Il est évident que les journaux papiers subissent la conversion numérique actuellement en cours, qui correspond à une révolution industrielle dont on n'a pas mesuré encore l'ampleur ni quand elle va s'arrêter. Comme d'habitude, cela pulvérise les équilibres (on dit les modèles économiques) et pulvérise les formes de travail traditionnelles.

Le Web désormais modèle l'actualité et l'info. Dans cette nouvelle écologie, le support papier est par définition condamné. Il n'offre aucune fonctionnalité que permet le Web. Disons que le papier ne fait pas le poids face à l'électron. Il s'agit de substituer l'écran (sous de multiples formes et objets) au papier. Ce qui bouleverse le rapport à l'espace-temps, qui régissait et structurait la presse. Son unité de temps, c'était le jour, comme l'indique le nom même de journal, qui se réfère à un ordre cosmique et à un temps humain. Désormais, c'est l'instant ou le bit, qui renvoie au temps technologique des ordinateurs, qui est un temps non humain. Cette instantanéité de l'info abouti à une "temporalisation du temps "comme dit Hartmudt Rosa. On peut aussi parler d'uchronie car dans le web, l'info arrive tout le temps et nulle part, mais jamais vraiement à un instant précis et fixe. Elle se manifeste sous la forme d'un flux multiforme et incessant, jamais fixe. Il n'y a plus de limites et plus de repères.`

La crise est énorme ( et concerne d'autres secteurs). Le problème est que, d'un coté on a un modèle économique dépassé, de l'autre quasiment pas de modèle économique convaincant et susceptible d'être stabilisé.

Pour la presse, c'est plus la catastrophe qu'autre chose. Et l'horizon demeure grandement inconnu...

Saturday, January 08, 2011

Au sujet de Stéphane Hessel et du succès de son livre

Il ne faut pas se méprendre! La petite levée de boucliers, fort prévisible, que commence à susciter le bouquin d'Hessel ne concerne pas tant la personne de l'auteur ni même son message que son succès incroyable. ( A cela s'ajoute bien sur la défense sans ambiguïté du peuple palestinien et la condamnation non moins claire de la politique menée actuellement par l'Etat d'Israël)
La question qui se pose donc: est ce que le succès de ce livre corrompt et galvaude son message? Il est vrai que voir ce vieux monsieur arpenter tous les plateaux télé et prêcher la bonne parole, entouré de people l'écoutant religieusement, peut susciter une certaine perplexité. Mais c'est je crois lui faire un mauvais procès.
Il est clair que ni Hessel ni même ses éditeurs n'ont à ce point prémédité ce succès. Au départ, ils ont simplement voulu publier un discours fort et vibrant que Hessel avait prononcé lors d'un meeting. La réaction enthousiaste du public a été confirmée par l'engouement des lecteurs.
C'est simplement une parole qui touche les gens aujourd'hui, qui sont en colère face à l'état de la société et l'action de ses dirigeants. Cette parole jouit d'un crédit d'autant plus fort que son auteur est un ancien résistant et ancien déporté. Et c'est un appel à l'action, à l'initiative, un refus de la résignation et de l'impuissance. Or je crois que l'impuissance est le sentiment le plus fortement ressenti actuellement par tout le monde: l'aquoibonisme. ( Ce qui est paradoxal car nous sommes dotés de moyens techniques très puissants). C'est ce sentiment auquel ont du faire face certains résistants pendant la guerre : vous ne pouvez rien y changer! et qui est entretenu et maintenu par nos idéologues anti-Hessel (l'acceptation enthousiaste de l'impuissance est clairement le message d'un Luc ferry, philosophe officiel et caution intellectuelle de la bourgeoisie d'affaires)
Reste la question de l'indignation, qui certes ne se fait pas sur commande. Mais ce n'est pas du tout le propos d'Hessel. Le terme est parfaitement justifié. Hessel l'a choisi en fin connaisseur de la poésie; ce qu'apparemment nos "raisonneurs", tel Cyrulnik ou Assouline, sont incapables de comprendre. L'indignation, vive émotion face au mal, est bien le moteur de l'engagement. Trop de raison ou de connaissance sont au contraire des freins à l'action.
La résistance française a eu un lien fort avec la poésie, d'où l'usage des poèmes de Verlaine comme messages codés à la radio. Ainsi Hessel, en parlant d'indignation, se réfère clairement à un héritage poétique. On pourrait citer Le poète latin Juvénal " A defaut de talent, c'est l'indignation qui fait le poète" jusqu' à Victor Hugo invoquant "la muse indignation" pour écrire les châtiments contre Napoléon III. L'indignation est donc un sentiment poétique et politique, qui imprègne complétement le slogan du Conseil de la résistance "Créer c'est résister" (en grec poésie signifie création). Assurément Assouline, Ferry, Cyrulnik n'ont pas le moindre rapport avec la poésie.