Friday, July 22, 2016

 
A propos de Cerveau augmenté, humain diminué par Miguel Benasayag, éditions la découverte (2016).





Ce n'est pas tout a fait un hasard si M. Benasayag, dans son dernier livre, s'intéresse au cerveau, à partir notamment des récents travaux en neurosciences. En effet, l'intérêt pour ce sujet s'inscrit dans un contexte d'époque particulier. L'humanité vit une sorte de tournant, une période presque chaotique de rupture et de mutation, qui prend plusieurs formes : révolution numérique, anthropocène etc. Or le cerveau n'est pas étranger à ce contexte. Or, c'est aussi la période où le cerveau, considéré comme un sommet de l'évolution de l'espèce, la chose la plus complexe de l'univers, en arrive à cette étape ultime : s'étudier lui même. Précisément ce sont les outils du numérique qui permettent cette amélioration de la connaissance. Quelles sont les conséquences d'une telle situation ? Immenses, sur différents plans : social, culturel, politique , économique etc. Benasayag n'ose pas le dire, mais faudrait-il voir dans ce retournement une sorte de fin de l'histoire, comme si l'aventure de la civilisation humaine, justement permise par le développement cérébral, était parvenue à son point d'aboutissement. En tout cas, cette évolution est inséparable d'une visée technologique prométhéenne : un cerveau augmenté, doté de capacités supplémentaire, et enfin un cerveau fabriqué par voie électronique, soit l'intelligence artificielle.
Or, c'est à une critique en règle de cette approche, qui postule un réductionnisme physique que se livre M. Benasayag dans son dernier livre. Une critique du physicalisme cérébral donc, non pas malgré les neurosciences, mais à partir d'elles même si l'on trouve des partisans de cette idéologie scientifique dans ce milieu. Il s'agit de rappeler la spécificité du cerveau comme organisme clé du vivant et partant vecteur d'humanité, à l'encontre des visions type « homme neuronal ».
Cerveau augmenté ou fabriqué : C'est à ces deux prétentions, dans lesquelles on aura reconnu l'idéologie transhumaniste, que s'en prend Benasayag, entendant en démontrer toute l'inanité.
Pour ce faire, Il repart de la distinction classique entre le biologique et le mécanique.
L'erreur classique d'aujourd'hui est d'identifier le cerveau humain à un ordinateur, dans la continuité de cette métaphore identifiant l'organisme à une machine, déjà employée par de nombreux penseurs occidentaux depuis le XVIe siècle. Mais c'est là une funeste confusion, qui n'est pas sans conséquences inquiétantes, notamment sur le plan des « pratiques sociales » (comme par exemple l'abandon de l'enseignement de l'écriture cursive à l'école). Or c'est bien sur la base de cette confusion qu'on peut envisager un cerveau augmenté, formule qui indique bien que le critère quantitatif l'emporte sur le qualitatif. Le cerveau est considéré ici comme un ensemble cumulatif de « pièces détachées », de composants, de modules , de compétences etc. , un organe qui telle une machine est uniquement vu sous l'angle de la performance à accomplir. En bref, il s'agit d'un cerveau disloqué, éclaté en fonctions et modules. Un cerveau qui accumule des données à défaut de produire du sens. Et c'est là que le bat blesse bien sur : on manque ainsi l'essentiel : l'unité synthétique, la liaison d'ensemble que seul permet l'organe vivant et qui procure ce sentiment d'être vie, de vivre les choses.

Au risque de simplifier à outrance la pensée de Benasayag, on peut dire que toute sa démonstration consiste à rappeler la spécificité du cerveau comme organe co-substantiellement lié à la vie. Phénomène qui, par nature, est totalement étranger aux ordinateurs. De nombreuses démonstrations, appuyées sur des expériences scientifiques, étayent cette idée. L'un des arguments les plus forts et sur lequel insiste l'auteur est celui de la « territorialité ». Le cerveau est un organe inscrit nécessairement dans un corps et dans un espace, qui pour intégrer une connaissance s'appuie sur une expérience vécue, c'est- à dire en langage neuro-scientifique « qu'il incorpore des données qui le situent dans un contexte en relation avec des stimuli proprioceptifs ». Autrement dit, il est situé et cette localisation, via un corps, dans l'espace détermine son fonctionnement. On comprend alors l'un des effets pervers majeurs du numérique. Celui ci perd tout simplement la territorialisation. Internet et les ordinateurs ne sont pas « situés ». A partir de ce constat, Bennasayag souligne non sans inquiétude le danger que recèle l'hybridation homme-machine, à savoir une collaboration qui tendrait à une colonisation. L'exemple des chauffeurs de taxi de Londres, n'utilisant que le GPS est ici éloquent : la taille de leur hippocampe aurait baissé du fait d'un usage intensif du GPS. Dans le même ordre d'idées, l'essayiste rappelle le caractère foncièrement « déterritorialisant » des écrans et des téléphones portables, de sorte que les expériences vécues sur écran (par exemple une rencontre) ne sont pas réellement vécues, car il manque le « paysage ». Plus généralement, l'environnement technologique nouveau a tendance à découpler la connaissance du corps. Ce qu'en fervent spinoziste, Benasayag ne peut que condamner.
On pourrait rappeler qu'à l'origine le cerveau est un organe dévolu à la survie d'avantage qu'à la connaissance, cette dernière n'étant au fond qu'une dérivée de la première. Ce qui est ici visé c'est une hypertrophie de la connaissance, aussi illimitée qu'artificielle ; « hypostasiée » au point d'être déconnecté de la vie, ce qu'incarne bien certains projets délirants de Google. Il semble donc que face aux géants du numérique obsédés par un cerveau augmenté ou fabriqué, il convienne de défendre, au nom de la « fragilité », l'indéfectible lien du cerveau à l'usage même de la vie, à hauteur d'homme et dans le consentement à certaines limites.
C'est en fin de compte une réflexion stimulante que nous offre Miguel Benasayag, modeste et prudente sur un sujet ô combien difficile. La lecture appelle ainsi des pistes de réflexion complémentaires. Ainsi, la phénoménologie de Michel Henry, fondée sur le concept d'auto-affection, paraît compatible avec l'approche ici défendue, et pourrait être intégrée à ce travail de résistance à l'idéologie physicaliste. De fait, on pourrait aussi rappeler, face à l'extraordinaire développement des neurosciences, le sentiment de vanité qui peut parfois s'éveiller chez le lecteur. Dans la mesure où l'on se rend compte que l'homme peut fort bien avoir un bon usage de son cerveau, d'autant mieux même qu'il en ignore parfaitement le fonctionnement. Comme si au fond l'auto-connaissance ne faisait pas partie de son programme. On admire les découvertes neuroscientifiques, tout en constant l'écart grandissant entre les sciences et la logique même de la vie, en sachant secrètement que ces connaissances admirables ne nous seront pas d'une grande importance dans la vie quotidienne et dans les nombreuses situations où l'on doit se servir à bon escient de son cerveau.

Sunday, April 03, 2016

 
Seuls ensemble de Sherry Turkle






Avec Seuls ensemble, on tient sans doute l'un des grands livres de sociologie consacré à la révolution numérique, c'est à dire aux effets psycho-sociaux de cette dite révolution. Une véritable somme, fourmillant d'exemples, de témoignages, d'interviews, d'anecdotes personnelles, accompagnés de conclusions et considérations plus généralisantes et théoriques sur les transformations induites par ce processus socio-technique. Un livre qui ne déroge pas à une certaine tradition sociologique américaine, avec un accent mis sur les cas concrets et personnels, un certain engagement de l'auteur elle-même sur le terrain dans ses observations ( sa relation avec sa fille notamment), avec également une tendance psychologisante assez marquée.

Réflexion plutôt critique et inquiète, L'auteur a, de par son statut, une position ambigüe face à son objet d'étude. Elle est sociologue au MIT, haut lieu de l'innovation technologique et numérique, difficile donc de la soupçonner de technophobie et de luddisme anti-numérique. Et pourtant...l'inquiétude domine tout au long de ces pages, et il est rare de voir mis en avant des aspects pleinement positifs et heureux des nouvelles technologies.

Ce livre offre par ailleurs, et c'est ce qui le rend émouvant, un témoignage presque autobiographique de son parcours en tant que chercheuse et citoyenne, considéré à l'aune de la révolution numérique, c'est à dire une période couvrant en gros une quarantaine d'années. Il y a donc une forme de bilan qui est proposé dans cet ouvrage, concernant précisément l'évolution incessantes des technologies et de ses usages, parallèlement à la propre évolution de l'auteur et le rapport des générations. C'est que, née en 1948 (période où nait la cybernétique), Sharry Tuckle a assisté toute sa vie à cette transformation permanente, culminant ces Vingt dernières années dans la « révolution numérique ». En outre, en tant que chercheuse, elle n'a cessé de réfléchir à ces problèmes (cf the second self). Dans cette perspective, s'inscrivent les passages où elle évoque ses échanges avec sa fille, en écho à sa relation avec sa propre mère, où les technologies de communication jouent un rôle crucial dans les rapports (lettre ici, skype là), tout en ne détruisant pas l'essentiel : l'amour d'une mère et de sa fille. Il y a, dans ce livre, comme une réflexion subtile sur la transmission et la filiation féminine (qu'est ce qu'être une mère, une fille à l'heure numérique, mais aussi comment se manifeste l'amour d'une mère et de sa fille?), liée à une méditation sur le passage du temps et les changements d'époque.

Le titre même du livre témoigne de cette ambivalence fondamentale des nouvelles technologies, qui n'est autre que l'ambivalence de la technique. Seuls ensemble répond au pharmakon de Platon désignant l'écriture : un poison-remède. Ainsi les TIC ont pour vocation d'accroitre le dialogue et les relations entre les hommes et ont tendance à accentuer la solitude, elle entendent fluidifier et harmoniser la société et atomisent le corps social. Le lien social ne cesse de s'affaiblir, ordinateurs et smartphones ne faisant que mettre en contacts des particules solitaires qui ne se rencontrent jamais réellement : tel est l'amer constat auquel aboutit ce livre, que beaucoup de gens ne pourront que reprendre à leur compte.

Le regard porté sur l'évolution de la société (américaine) et des mentalités à travers l'observation des technologies sert ici à illustrer la pertinence d'une sorte d'intuition : à savoir la manifestation effective d'un « moment robotique » de l'existence, amené et préparé depuis des années (sans doute depuis la cybernétique). En effet, la société américaine est désormais mure et prête pour accueillir les robots dans l'espace domestique et social, dans le cadre de la vie humaine (la « lebenswelt »). Une conversation avec sa fille lors d'une visite à une exposition sur des animaux, ou des répliques mécaniques sont exposés à la place des vraies bestioles, la convainquent qu'aujourd'hui les gens, notamment les jeunes, ne sont pas choqués par la simulation face au modère réel, par les substituts technologiques . La formule fait mouche, à l'heure où l'on annonce l'arrivée imminente des robots sociaux, dans le sillage de L'IA Deep Mind , et qu'une chercheuse du CNRS se permet d'écrire un article dans Le monde intitulé « il faut se préparer à accueillir les robots ». De Fait, Turckle s'emploie à reconnaître les multiples signes, tantôt discrets, tantôt patents, de cette tendance. Alors que dans les années 70-80, période de ces premiers travaux correspondant à l'arrivée et diffusion des ordinateurs personnels, on a une défiance assez marquée vis-à-vis des robots, en tout cas un souci de séparation nette entre l'homme et la machine, aujourd'hui la frontière apparaît plus floue. C'est presque d'avantage à l'analyse de ce sentiment actuel à laquelle procède ce livre qu'à une étude des interactions hommes-robots. Mais d'emblée l'ambiguïté de l'auteur est éclatante : ce « moment robotique », faut il en prendre acte, voire dans certains cas s'en réjouir, ou bien le déplorer ? Certes la neutralité axiologique dont se prévaut la sociologie est de mise, mais au final c'est plutôt le registre du désenchantement, voie de l'inquiétude qui l'emporte, même si Sherry Turkle côtoie les robots, voire les utilise dans le cadre de ses enquêtes, grâces à ses collègues du MIT.

Cette vaste enquête sur ce « moment robotique » se déploie en deux grands axes : les robots humanoïdes d'une part, les pratiques en ligne d'autre part. Dans la première partie, nous faisons ainsi la connaissance de ces créatures que sont Furby, Paro etc. et surtout de leurs interactions avec un échantillon représentatif de la population américaine, en l'occurrence les personnes âgées, les enfants et les gens isolés. Cela en dit long sur la raison d'être de ces innovations : des machines sociales censées effectuer soit un travail d'éducation soit un travail d'assistance. Ces machines ne sont pas destinées à des adultes pleinement autonomes et acteurs de leur vie. L'homme numérique apparaît donc deja comme un humain affaibli, inaccompli ou défaillant, ou alors complètement seul. Au fil des pages, l'impression que le lecteur ressent est celle d'une terrible solitude, sans issue. C'est au fond le portrait d'une population américaine contemporaine que dresse la sociologue : de plus en plus éclatée,atomisée avec des familles qui ne cessent de de disloquer, de par l'étendue du pays.
Et de fait on attend de la robotique qu'elle pallie à ses problèmes humains et sociaux. Le lecteur français trouvera sans doute cette première partie la plus exotique. Car, pour l'instant, force est de reconnaître que les robots sociaux ne sont pas vraiment à la mode en guise de personnel d'accompagnement. Le moment robotique n'est pas encore totalement venu...

En revanche, en ce qui concerne les pratiques en ligne, ce qui se passe aux Etats Unis est parfaitement comparable à ce qui se passe en Europe. Ici on est en terrain d'avantage connu . A vrai dire, les réseaux sociaux et le règne du smartphone sont des acteurs bien plus puissants et effectifs du « moment robotique ». c'est sur ce point que la mutation sociale a été la plus violente, au point de s'apparenter à une mutation anthropologique. En très peu de temps, la population a changé de comportements : connexion permanente, virtuel, exposition de sa vie sur Facebook etc.
Ainsi, selon un usage qui fait l'objet d'un chapitre entier, les gens s'appellent beaucoup moins au téléphone et ne communiquent plus que par mails, sms ou messages sur les réseaux. L'utilisation du téléphone vocal est perçue comme une intrusion presque violente. Cela n'est possible qu'avec une nouvelle fonctionnalité technologique : le smartphone et l'écran. Cette modification d'usage révèle toute l'évolution sociétale évoquée dans cette partie : une virtualisation progressive de l'existence avec, comme voie de conséquence, l'affaiblissement de plus en plus marqué du lien social et de la relation humaine. A force d'usages technologiques, c'est comme si les gens se faisaient moins confiance, et finissaient par craindre l'autre, en tout cas le face à face direct, celui que l'on a dans la « vie réelle «  comme on dit.La confiance a été déplacée dans les objets technologiques au détriment de l'humain.
L'enquête de Sherry Turkle aboutit à une sorte d' impasse portée par l'ambivalence absolue de ces artefacts ; faits pour faciliter la communication, ils ne font qu'affaiblir la relation humaine. L'ère de la multitude est celle aussi des « nouvelles solitudes » : tous les témoignages recueillis et les observations ne font qu'aller dans ce sens, et la tendance ne fait que se renforcer au fil du temps. A ce titre, Sherry Turkle a beau rappeler qu'elle n'est pas « luddite », le regard qu'elle porte sur l'impact social de ces technologies est implacable par sa lucidité et donne lieu à un bilan qui apparait comme globalement désastreux. C'est comme si la communication l'emportait sur la relation, et la machine sur l'humain.
On remarquera que l'approche de Turkle est tournée exclusivement sur l'interaction homme-machine, avec la part belle accordée à l'observation psychologique. En revanche, on trouvera en vain une interrogation sur les causes socio-économiques du phénomène qu'elle dépeint. Ce moment robotique et cette atomisation généralisée, c'est aussi le visage du capitalisme contemporain. Mais cela n'entre pas du tout dans les vues de Sherry Turkle. A cet égard, on pourrait lui reprocher, à la manière d'un Morozov, de contribuer, à sa façon, à participer ainsi au « mirage numérique ». A savoir, tout mettre sur le dos des technologies plutôt que sur les propriétaires de ces technologies.
Le livre se termine sur les perspectives envisageables pour se défaire cette emprise, entre modération de la consommation et déconnexion volontaire, avec le recours à la réflexion philosophique. Turkle n'est peut-être pas si loin d'une dissidence numérique puisqu'elle évoque Walden de Thoreau : une retraite de la civilisation numérique pour que l'individu contemporain retrouve une forme d'autonomie. Mais on sent bien que Turkle reste sceptique, et assez impuissante. Reste le refuge dans le cocon familial et la relation vraie avec des proches.