Seuls ensemble de
Sherry Turkle
Avec Seuls ensemble,
on tient sans doute l'un des grands livres de sociologie consacré à
la révolution numérique, c'est à dire aux effets psycho-sociaux de
cette dite révolution. Une véritable somme, fourmillant d'exemples,
de témoignages, d'interviews, d'anecdotes personnelles, accompagnés
de conclusions et considérations plus généralisantes et théoriques
sur les transformations induites par ce processus socio-technique. Un
livre qui ne déroge pas à une certaine tradition sociologique
américaine, avec un accent mis sur les cas concrets et personnels,
un certain engagement de l'auteur elle-même sur le terrain dans ses
observations ( sa relation avec sa fille notamment), avec également
une tendance psychologisante assez marquée.
Réflexion plutôt critique
et inquiète, L'auteur a, de par son statut, une position ambigüe
face à son objet d'étude. Elle est sociologue au MIT, haut lieu de
l'innovation technologique et numérique, difficile donc de la
soupçonner de technophobie et de luddisme anti-numérique. Et
pourtant...l'inquiétude domine tout au long de ces pages, et il est
rare de voir mis en avant des aspects pleinement positifs et heureux
des nouvelles technologies.
Ce livre offre par ailleurs,
et c'est ce qui le rend émouvant, un témoignage presque
autobiographique de son parcours en tant que chercheuse et citoyenne,
considéré à l'aune de la révolution numérique, c'est à dire une
période couvrant en gros une quarantaine d'années. Il y a donc une
forme de bilan qui est proposé dans cet ouvrage, concernant
précisément l'évolution incessantes des technologies et de ses
usages, parallèlement à la propre évolution de l'auteur et le
rapport des générations. C'est que, née en 1948 (période où nait
la cybernétique), Sharry Tuckle a assisté toute sa vie à cette
transformation permanente, culminant ces Vingt dernières années
dans la « révolution numérique ». En outre, en tant que
chercheuse, elle n'a cessé de réfléchir à ces problèmes (cf the
second self). Dans cette perspective, s'inscrivent les passages où
elle évoque ses échanges avec sa fille, en écho à sa relation
avec sa propre mère, où les technologies de communication jouent un
rôle crucial dans les rapports (lettre ici, skype là), tout en ne
détruisant pas l'essentiel : l'amour d'une mère et de sa
fille. Il y a, dans ce livre, comme une réflexion subtile sur la
transmission et la filiation féminine (qu'est ce qu'être une mère,
une fille à l'heure numérique, mais aussi comment se manifeste
l'amour d'une mère et de sa fille?), liée à une méditation sur le
passage du temps et les changements d'époque.
Le titre même du livre
témoigne de cette ambivalence fondamentale des nouvelles
technologies, qui n'est autre que l'ambivalence de la technique.
Seuls ensemble répond au pharmakon de Platon désignant
l'écriture : un poison-remède. Ainsi les TIC ont pour vocation
d'accroitre le dialogue et les relations entre les hommes et ont
tendance à accentuer la solitude, elle entendent fluidifier et
harmoniser la société et atomisent le corps social. Le lien social
ne cesse de s'affaiblir, ordinateurs et smartphones ne faisant que
mettre en contacts des particules solitaires qui ne se rencontrent
jamais réellement : tel est l'amer constat auquel aboutit ce
livre, que beaucoup de gens ne pourront que reprendre à leur compte.
Le regard porté sur
l'évolution de la société (américaine) et des mentalités à
travers l'observation des technologies sert ici à illustrer la
pertinence d'une sorte d'intuition : à savoir la manifestation
effective d'un « moment robotique » de
l'existence, amené et préparé depuis des années (sans doute
depuis la cybernétique). En effet, la société américaine est
désormais mure et prête pour accueillir les robots dans l'espace
domestique et social, dans le cadre de la vie humaine (la
« lebenswelt »). Une conversation avec sa fille lors
d'une visite à une exposition sur des animaux, ou des répliques
mécaniques sont exposés à la place des vraies bestioles, la
convainquent qu'aujourd'hui les gens, notamment les jeunes, ne sont
pas choqués par la simulation face au modère réel, par les
substituts technologiques . La formule fait mouche, à l'heure où
l'on annonce l'arrivée imminente des robots sociaux, dans le sillage
de L'IA Deep Mind , et qu'une chercheuse du CNRS se permet d'écrire
un article dans Le monde intitulé « il faut se préparer à
accueillir les robots ». De Fait, Turckle s'emploie à
reconnaître les multiples signes, tantôt discrets, tantôt patents,
de cette tendance. Alors que dans les années 70-80, période de ces
premiers travaux correspondant à l'arrivée et diffusion des
ordinateurs personnels, on a une défiance assez marquée vis-à-vis
des robots, en tout cas un souci de séparation nette entre l'homme
et la machine, aujourd'hui la frontière apparaît plus floue. C'est
presque d'avantage à l'analyse de ce sentiment actuel à laquelle
procède ce livre qu'à une étude des interactions hommes-robots.
Mais d'emblée l'ambiguïté de l'auteur est éclatante : ce
« moment robotique », faut il en prendre acte, voire dans
certains cas s'en réjouir, ou bien le déplorer ? Certes la
neutralité axiologique dont se prévaut la sociologie est de mise,
mais au final c'est plutôt le registre du désenchantement, voie de
l'inquiétude qui l'emporte, même si Sherry Turkle côtoie les
robots, voire les utilise dans le cadre de ses enquêtes, grâces à
ses collègues du MIT.
Cette vaste enquête sur ce
« moment robotique » se déploie en deux grands axes :
les robots humanoïdes d'une part, les pratiques en ligne d'autre
part. Dans la première partie, nous faisons ainsi la connaissance
de ces créatures que sont Furby, Paro etc. et surtout de leurs
interactions avec un échantillon représentatif de la population
américaine, en l'occurrence les personnes âgées, les enfants et les
gens isolés. Cela en dit long sur la raison d'être de ces
innovations : des machines sociales censées effectuer soit un
travail d'éducation soit un travail d'assistance. Ces machines ne
sont pas destinées à des adultes pleinement autonomes et acteurs de
leur vie. L'homme numérique apparaît donc deja comme un humain
affaibli, inaccompli ou défaillant, ou alors complètement seul. Au
fil des pages, l'impression que le lecteur ressent est celle d'une
terrible solitude, sans issue. C'est au fond le portrait d'une
population américaine contemporaine que dresse la sociologue :
de plus en plus éclatée,atomisée avec des familles qui ne cessent
de de disloquer, de par l'étendue du pays.
Et de fait on attend de la
robotique qu'elle pallie à ses problèmes humains et sociaux. Le
lecteur français trouvera sans doute cette première partie la plus
exotique. Car, pour l'instant, force est de reconnaître que les
robots sociaux ne sont pas vraiment à la mode en guise de personnel
d'accompagnement. Le moment robotique n'est pas encore totalement
venu...
En revanche, en ce qui
concerne les pratiques en ligne, ce qui se passe aux Etats Unis est
parfaitement comparable à ce qui se passe en Europe. Ici on est en
terrain d'avantage connu . A vrai dire, les réseaux sociaux et le
règne du smartphone sont des acteurs bien plus puissants et
effectifs du « moment robotique ». c'est sur ce point que
la mutation sociale a été la plus violente, au point de
s'apparenter à une mutation anthropologique. En très peu de temps,
la population a changé de comportements : connexion permanente,
virtuel, exposition de sa vie sur Facebook etc.
Ainsi, selon un usage qui
fait l'objet d'un chapitre entier, les gens s'appellent beaucoup
moins au téléphone et ne communiquent plus que par mails, sms ou
messages sur les réseaux. L'utilisation du téléphone vocal est
perçue comme une intrusion presque violente. Cela n'est possible
qu'avec une nouvelle fonctionnalité technologique : le
smartphone et l'écran. Cette modification d'usage révèle toute
l'évolution sociétale évoquée dans cette partie : une
virtualisation progressive de l'existence avec, comme voie de
conséquence, l'affaiblissement de plus en plus marqué du lien
social et de la relation humaine. A force d'usages technologiques,
c'est comme si les gens se faisaient moins confiance, et finissaient
par craindre l'autre, en tout cas le face à face direct, celui que
l'on a dans la « vie réelle « comme on dit.La confiance
a été déplacée dans les objets technologiques au détriment de
l'humain.
L'enquête de Sherry Turkle aboutit à une sorte d' impasse portée par l'ambivalence absolue de ces artefacts ; faits pour faciliter la communication, ils ne font qu'affaiblir la relation humaine. L'ère de la multitude est celle aussi des « nouvelles solitudes » : tous les témoignages recueillis et les observations ne font qu'aller dans ce sens, et la tendance ne fait que se renforcer au fil du temps. A ce titre, Sherry Turkle a beau rappeler qu'elle n'est pas « luddite », le regard qu'elle porte sur l'impact social de ces technologies est implacable par sa lucidité et donne lieu à un bilan qui apparait comme globalement désastreux. C'est comme si la communication l'emportait sur la relation, et la machine sur l'humain.
L'enquête de Sherry Turkle aboutit à une sorte d' impasse portée par l'ambivalence absolue de ces artefacts ; faits pour faciliter la communication, ils ne font qu'affaiblir la relation humaine. L'ère de la multitude est celle aussi des « nouvelles solitudes » : tous les témoignages recueillis et les observations ne font qu'aller dans ce sens, et la tendance ne fait que se renforcer au fil du temps. A ce titre, Sherry Turkle a beau rappeler qu'elle n'est pas « luddite », le regard qu'elle porte sur l'impact social de ces technologies est implacable par sa lucidité et donne lieu à un bilan qui apparait comme globalement désastreux. C'est comme si la communication l'emportait sur la relation, et la machine sur l'humain.
On remarquera que l'approche
de Turkle est tournée exclusivement sur l'interaction homme-machine,
avec la part belle accordée à l'observation psychologique. En
revanche, on trouvera en vain une interrogation sur les causes
socio-économiques du phénomène qu'elle dépeint. Ce moment
robotique et cette atomisation généralisée, c'est aussi le visage
du capitalisme contemporain. Mais cela n'entre pas du tout dans les
vues de Sherry Turkle. A cet égard, on pourrait lui reprocher, à la
manière d'un Morozov, de contribuer, à sa façon, à participer
ainsi au « mirage numérique ». A savoir, tout mettre sur
le dos des technologies plutôt que sur les propriétaires de ces
technologies.
Le livre se termine sur les
perspectives envisageables pour se défaire cette emprise, entre
modération de la consommation et déconnexion volontaire, avec le
recours à la réflexion philosophique. Turkle n'est peut-être pas
si loin d'une dissidence numérique puisqu'elle évoque Walden de
Thoreau : une retraite de la civilisation numérique pour que
l'individu contemporain retrouve une forme d'autonomie. Mais on sent
bien que Turkle reste sceptique, et assez impuissante. Reste le
refuge dans le cocon familial et la relation vraie avec des proches.
No comments:
Post a Comment