Saturday, December 28, 2013

 
A propos de Théorie du drone
de Grégoire Chamayou






Voilà un livre qui constitue de l'excellent philosophie, rigoureuse, documentée, tonique et en prise sur son époque. Ca se lit (presque) comme un polar, pourrait on dire, d'autant plus que l'auteur insère des dialogues de militaires en action au fil se son texte. L'unique objet d'étude de cet ouvrage est une nouvelle arme, le drone, qui sévit sur certaines zones de la planète, entre l'Afrique et le Moyen orient (Yémen, Afghanistan, Pakistan), depuis quelques années seulement (les années 2000) et qui est principalement utilisée par les USA et Israël. Le parti pris philosophique de Chamayou est alors d'élaborer une théorie de cette arme, c'est à dire d'un objet technique. Car le drône n'est pas une arme comme les autres. Il porte avec lui une conception du conflit et de la guerre, bref une vision du monde, en l'occurrence celle des décideurs et militaires américains.
La pensée philosophique peut servir à élaborer des discours de légitimation de l'ordre établi, et le Pentagone ne se prive pas de recourir d'ailleurs à des think thank oeuvrant en ce sens. Mais cela relève d'avantage du sophisme. La remise en question est d'avantage le propre de la démarche philosophique, et l'ouvrage de Chamayou en témoigne fort bien. Outre une étude savante, il s'agit d'une théorie critique radicale sur les implications éthico-politiques de cette arme, ainsi que sur les discours chargé de justifier son emploi. A ce titre, ce livre dense peut avoir une réelle portée pour tous ceux qui entendent s'opposer à cette pratique et cherches des munitions critiques et discursives. En ce sens, Chamayou s'inscrit dans la filiation d'un Foucault et de sa conception du travail de la pensée.
Le drone change radicalement les conditions même du droit et de l'éthique de la guerre. En tant qu'objet technique, il représente une véritable rupture qu'on pourra relier à d'autres dispositifs techniques contemporains, particulièrement les TIC et le numérique (dont il est une branche). C'est la guerre en ses fondements, telle qu'on l'entend et la définit selon les catégories politiques et juridiques traditionnelles, qui est remise en cause. La question est donc posée : l'usage de drones autorise-t-il encore à parler de guerre ?
L'ouvrage livre une analyse très profonde et complète des différentes manières dont s'effectue cette rupture. En premier lieu, et très fondamentalement, c'est la logique de réciprocité entre combattants définissant la situation de « conflit armé » qui est abolie. Arme dissymétrique et unilatérale, le drone n'expose pas au combat, et au risque de mort qui lui est inhérent, celui qui l'utilise et prive l'ennemi de toute possibilité de riposter et de combattre. Or, cette suppression ruine tout simplement la condition même de possibilité de la guerre, en premier lieu au niveau juridique. Nous entrons alors en terrain inconnue, dans une zone de non droit pourrait on dire, et il faudrait disposer d'autres catégories. Sur cette base de non réciprocité, Chamayou déploie une argumentation qui examine les fondements du droit de la guerre, et épluche les discours de justification des partisans du drone, en en soulignant les apories et absurdités. Plus exactement il tire toutes les conséquences juridiques d'une telle situation mais il le fait en philosophe, c'est à dire en restant sur le terrain de la philosophie du droit. C'est une question importante, notamment au regard du droit international, et dans la perspective éventuelle de réclamations futures de la part des victimes. Car le propos de Chamayou consiste a remettre en cause la catégorie de guerre lors d'opérations menées avec drone. Or il existe malgré tout un droit de la guerre, ne serait-ce que pour dire que nous sommes en guerre ou non, qui permet de suspendre la responsabilité pénale de l'homicide ( sous certaines conditions ). Si l'on parvient à démontrer que ce n'est pas une situation de guerre, on peut imaginer une mise en cause de la responsabilité des décideurs et exécutants. Comme il y a de nombreuses bavures et que l'on ne compte plus les massacres d'innocents (un groupe d'enfants dans un mariage frappé par erreur), cela ne paraît pas totalement absurde. De même tel état subissant une frappe pourra y voir une agression extérieure et une atteinte immotivée à sa souveraineté. On comprend alors toutes les contorsions juridiques auxquelles se livrent les partisans du drone,et que Chamayou se plait à citer.
La position de l'auteur c'est de parler de chasse à l'homme plutôt que de guerre. En vérité, il s'agit d'assassinat ciblé, de l'aveu même des utilisateurs, et c'est la politique actuelle d'Obama et de certains responsables israéliens. Par cette notion, on comprend vite que nous ne nous situons pas tant sur un terrain militaire que sur un terrain policier. Il ne s'agit plus de conflit entre états inscrits dans un terrain délimité mais d'attaque ciblées s'effectuant dans des zones sous contrôle et visant volontiers des personnes que l'on désignera, non comme combattants, mais comme terroriste. On voit combien le développement de l'usage militaire du drone doit à l'après 11 septembre et aux mutations juridiques qui ont suivies. A dire vrai, les Etat Unis, véritables gendarmes du monde globalisé, ont commencé alors à s'asseoir sur le droit. A la chasse à l'homme, s'ajoute la logique de contre-insurrection (par les airs) notion déjà formulée au Viet nam (et en Amérique du sud) par les stratèges américains. A ce titre, Chamayou explique bien que le drone a été développé pour se substituer à l'usage de frappes aériennes massives, jugées contre-productive mais c'est également le cas de cette nouvelle arme, qui ne fait qu' aviver la haine des adversaires.
D'autres enjeux sont abordés, tel celui « d'arme humanitaire » qui revient souvent sous la plume des défenseurs. Il est vrai que cette arme permet d'économiser des pertes humaines puisqu'on remplace le soldat par un robot. C'est la guerre moderne avec le fantasme du zéro mort, zéro perte. Faire la guerre sans y être. Cependant, comme le montre Chamayou, cela ne vaut que dans un seul sens, celui du camp utilisateur, et cet usage a alors tendance à privilégier des vies sur d'autres, et à accentuer une distinction stricte du type nous et les autres. On ne s'embarrasse plus de nuances, de négociations, de compréhension de l'autre.
L'autre axe du livre s'inscrit dans une perspective plus phénoménologique et questionne notre relation à la réalité, à la présence, telle que l'usage du dispositif la perturbe. Ici, on dira que la remise en question de la guerre s'inscrit dans un processus de destruction de l'expérience entamé au XXe siècle par la technique. On ne fait plus la guerre comme avant (faut il le regretter?), on téléguide les opérations. C'est du coté des pilotes de drone que ce livre-enquête se tourne alors. Comme on le sait, il s'agit de soldats travaillant dans des bases militaires sur le territoire national, confortablement installés devant d'immenses moniteurs vidéos où ils pilotent cet engin à des milliers de kilomètres de distances. C'est donc la nature même de la réalité de l'évènement qui est ici interrogée et son impact éventuel sur le psychisme. A ce sujet, l'usage des drones s'inscrit dans ce processus de virtualisation générale emportant le monde, du fait de l'omniprésence des écrans. Mais la réalité du monde se confond-elle avec l'écran, comme la carte avec le territoire, surtout dans des situations aussi extrêmes que des situations de conflit?. De même, c'est ici la question de l'agir et de la responsabilité qui lui est liée qui est ici en cause, à travers l'acte extrême qu'est l'acte de tuer. En effet, les armes traditionnelles ( armes de poing) mettent l'utilisateur dans un rapport de proximité physique avec sa cible. Ce qui implique un sens de la responsabilité plus fort, voire des effets traumatiques. Mais le progrés technique n'a fait qu'accentuer la distance physique entre l'utilisateur de l'arme et la cible. Cela disparaît complètement avec le drone, et on se demande quelle part de responsabilité ressentent encore ces pilotes-tueurs. Le processus de déréalisation a-t-il raison de leurs scrupules ? Chamayou rappelle alors que les psychologues militaires ont précisément pensé aux effets éventuels, et ont favorisé une approche compartimentée du moi. Ces soldats sont invités à séparer avec des cloisons étanches leurs différentes activités: soldat de drone le jour tuant des gens, père de famille le soir.


Si ce livre nous paraît si stimulant, c'est qu'il dépasse son objet pour nous inviter à réfléchir sur notre condition dans le monde contemporain. S'il n'y a plus de guerre, dans un contexte circonscrit, alors ne peut-on pas dire que la logique du drone stipule que le monde entier est en guerre, et qu'il n'y a plus de paix, et qu'on peut frapper a tout moment n'importe qui. Le monde devient un immense terrain de chasse globalisé sous contrôle de l'empire. car telle est la conclusion politique de ce livre: la drone est l'arme de l'empire (ceux qui maitrisent la technique et le capital) dans un monde sous contrôle et sans dehors. Selon une logique d'escalade et de montée des tensions, on peut fort bien imaginer que des insurgés, voire que de vrais terroristes, s'emparent de cette technologie et la retournent contre les villes des pays utilisateurs. Le drone , a l'instar de la numérisation, brouille les repères et les limites classiques et mêle tout dans un même flux indistinct (guerre/paix) : c'est l'arme de l'empire, du monde globalisé sans dehors.
Enfin, c'est notre propre condition d'utilisateur d'écran et d'ordinateur qui est reflété par ces soldats d'un nouveau type. En effet, ils ne ressemblent pas tant à des soladats qu'à des employés de bureau d'aujourd'hui, le nez devant un écran.
Au fond, il nous semble qu'avec ce livre Chamayou a placé ses pas dans ceux du philosophe Gunther Anders, pourtant pas cité. Il fait avec le drone ce que celui-là a fait avec la bombe atomique. Et de fait, comme naguère le pilote du bombardier larguant la bombe atomique, le pilote de drone est le prototype du travailleur moderne qui peut faire le plus grand mal sans la moindre méchanceté, voire dans la plus grande innocence. Anders formulait la faille de notre monde moderne technologisé de la façon suivante : le décalage entre ce que nous sommes capable de produire et ce que nous sommes capable d'imaginer. Le drone vérifie plus que jamais cette idée cruciale. Reste la question ultime, que l'ouvrage laisse ouverte: l'arrivée de  l'ère des machines, de l'intelligence artificielle à l'image du film Terminator...On l'aura compris, Théorie du Drone est un brillant livre de  philosophie de la technique.