PASOLINI par René de Ceccaty (folio, biographies)
Pasolini appartient à cette catégorie d’artistes qui appellent fatalement la biographie tant dans son cas la vie paraît parfois aussi forte et fascinante que l’œuvre.
Dans une belle biographie publiée chez Folio (dans le cadre d’une nouvelle collection), René de Ceccaty commence d’ailleurs par ce constat : Pasolini c’est d’abord « un destin ». Un destin absolument exceptionnel, marqué par une créativité sidérante et une faculté à susciter le scandale et achevé tragiquement par une mort violente prés d’une plage, meurtre resté mystérieux (complot politique ou meurtre crapuleux ?). Ce qui n’a pas peu contribué à bâtir une sorte de légende noire et sulfureuse autour de Pasolini, d’autant que cette mort semble être un peu à l’image de sa vie et pourrait sortir de son imagination, faisant de Pasolini lui même un personnage tragique très pasolinien. Il incarne la figure de l’artiste paria et martyr.
L’intérêt premier d’un travail biographique, c’est bien sur de se déprendre des accents mythiques de cette vie « brève et pleine », de démythifier Pasolini afin de saisir ce parcours dans son processus de formation et d’accomplissement.
A ce titre, la biographie de Ceccaty est très littéraire plutôt qu’ à l’américaine. Elle ne suit pas toujours platement le fil chronologique, préférant une solution mixte mi-chronologique mi-thématique et vise à saisir la cohérence de cette vie à la lumière des œuvres et des textes plutôt que s’en tenir aux seuls faits. A ce titre, reconnaissons que le travail de Ceccaty reste pudique, loin des détails scabreux ou croustillants qu’une certaine curiosité pourrait appeler.
Le fil conducteur de l’approche proposé par Ceccaty, c’est la singularité absolue et irréductible de Pasolini, prouvée par l’emploi de l’article indéfini pour désigner les grandes phases de cette vie : un fils, un poète, un regard etc. La singularité sexuelle d’abord, qui amène Pasolini à s’auto analyser sans cesse et qui constitue un prisme fondamental dans son approche du monde.De même, l’œuvre de Pasolini, parfois inégale certes, est à nulle autre pareille. Son cinéma par exemple reste assez inclassable, et de nos jours, pire encore, ne pourrait certainement pas être produit.
Ce qui frappe d’abord dans la trajectoire créatrice de Pasolini, c’est le caractère diversifié des moyens d’expression et la palette des dons. Pasolini est un touche-à-tout génial, ce qui dénote aussi une puissance de travail hors du commun. Assurément, ce n’était pas un paresseux ! mais, comme le pense René de Ceccaty, l’unité première, le socle commun à toutes ces pratiques, c’est la poésie. En effet, Pasolini se veut et est poète, même quand il fait du cinéma.
L’autre dimension, propre a son œuvre comme a sa vie, c’est bien sur le scandale. René de ceccaty rappelle à quel point Pasolini fut attaqué de son vivant et dut faire face à quantité de procés. Son homosexualité lui valut bien sur des déboires ( exclusion de l’éducation nationale et du parti communiste en 1949 suite à une affaire de mœurs dans un bal de village). Son œuvre ne cessa de déclencher scandales et polémiques. Ses romans Ragazzi di vita et une vie violente furent taxés d’obscénité et de pornographie. Ses films également, le plus extrême et le plus choquant restant son dernier : Salo. C’est que Pasolini aime à jouer avec les tabous, moraux, religieux, sexuels, de la société, parfois en l’interpellant directement (ainsi il réalise un documentaire Enquête sur la sexualité en 1964, à base d’interviews des personnes relevant de toutes les catégories sociales).
Sur le plan de son parcours, il est scandé en deux parties : une première partie frioulane (marquée par les paysages, les corps, la langue du Frioul), une seconde romaine. A ce titre, rené de Ceccaty montre bien comment la vie d’abord misérable a Rome va être absolument déterminante pour l’œuvre de Pasolini. C’est qu’il découvre le milieu du sous prolétariat romain (les paysans frioulans laissant place aux garçons des rues) et les paysages dévastés de la banlieue qu’il explore systématiquement. Cette expérience va nourrir ses romans et ses scénaris, et c’est cette connaissance du terrain qui va être recherché par certains cinéastes (en premier lieu Fellini). Signe en tout cas que le rapport au monde chez Pasolini procède du corps, et l’eros entraîne la position politique puisque sans aucun doute son amour des garçons du sous prolétariat va conditionner son intêret constant pour les démunis et laissés pour compte.
Après des années de galère mais aussi d’écriture permanente, Pasolini accède à la célébrité en 1955 avec la parution de son roman Ragazzi di Vita, reçu tout de suite comme un événement littéraire. De fil en aiguille, Pasolini, qui aurait pu se contenter de cette gloire littéraire, va donc devenir cinéaste. Il réalise Accatone, son premier long métrage, en 1960. Histoire d’un « christ des bidonvilles », filmée dans les décors de banlieue que Pasolini connaît si bien. Et c’est bien aussi la question qu’on peut se poser : comment quelqu’un comme lui, un lettré sans formation technique et sans être réellement cinéphile, devient cinéaste ? Concrètement, c’est Fellini qui le guide dans les chemins de la production et lui transmet quelques règles propres à cet art. Artistiquement, le désir de cinéma procède d’une vieille ambition picturale frustrée et de sa formation en histoire de l’art (il joue lui même un peintre dans le Décameron). Le cinéma, art total, va lui permettre de conjoindre cette double passion pour l’image et l’écriture, puisque de toute façon le cinéma reste une écriture, que Pasolini définit comme « langue écrite de la réalité ». Dans la lignée de ses romans, mais de façon plus radicale et puissante, les films de Pasolini se veulent « témoignage social et geste de sacralisation du réel ». Cela tient à la conception même que se fait de Pasolini de la réalité, qui est forcément « sacrée ». En tout cas, Pasolini ne cessera plus de tourner jusqu’à sa mort.
Reste le dernier Pasolini, à partir des années 70, là ou sans doute il nous paraît le plus génial et actuel. En effet, il procède à un revirement total de toutes ces positions, assez rare chez un artiste, ce qui l’amène à une « abjuration » de sa trilogie de la vie (le Décameron, Les contes de Canterbury et Les mille et une nuits). Ce changement est dû à la mutation même de la société italienne et du monde moderne. D’un seul coup, tout ce que Pasolini a aimé et défendu lui paraît caduc. Il prend conscience qu’un nouveau pouvoir se met en place, le plus tyrannique qu’il y ait jamais eu selon lui, le pouvoir de la consommation assis sur le capitalisme moderne, à base de faux hédonisme et de fausse tolérance. Système qui réussit ce que même le fascisme n’a pu faire : modifier l’âme du peuple, c’est-à-dire se faire aimer de lui. Il s’agit là d’un désastre absolu et sans remède. Sans doute, on ne peut comprendre Salo, et aussi la mort du poète, qu’à la lumière de cette vision. Comme toujours, Pasolini apparaît irréductible, imprévisible, condamnant même certaines évolutions des moeurs pouvant paraître progressistes a tel point que certains de ses proches ne le suivent pas. Malgré ses outrances, la pensée de Pasolini nous paraît aujourd’hui d’une étrange actualité quant à la critique d’un capitalisme total.
La biographie de Ceccaty ne développe pas vraiment ces aspects de la pensée pasolinienne. A ce sujet, on se référera à la dernière livraison de la revue Lignes, entièrement consacrée à Pasolini, qui met l’accent sur l’œuvre et la pensée pasolinienne comme « possibilité d’une pensée politique radicale ».
Marc Lepoivre
Blog consacré à l'actualité culturelle et intellectuelle et au suicide en cours de l'humanité
Wednesday, February 01, 2006
Thursday, November 24, 2005
lettres lutheriennes
LETTRES LUTHERIENNES
De PASOLINI
Rassemblant des chroniques et articles écrits en 1975 dans Le corriere della Serra et Il mondo, Les lettres luthériennes, qui paraissent maintenant en France, sont un véritable électrochoc intellectuel pour le lecteur contemporain, un ensemble de textes fulgurants qu’on reçoit comme des décharges, des secousses, dont la puissance de déflagration est intacte, 25 ans après. Des textes visionnaires, c’est-à-dire d’une actualité inouïe, qui procèdent à une critique radicale et sans appel, un tantinet désespérée, de la nouvelle société (et du nouveau pouvoir) qui se met alors en place sous les yeux offusqués du poète : la société de consommation, une imprécation contre un capitalisme au visage de modernité (« le développement ») mais infiniment destructeur, exerçant des ravages sur les âmes et sur les corps.
Visionnaire, Pasolini l’est à la façon de l’Apocalypse car c’est bien d’une fin du monde qu’il veut faire prendre conscience. En effet, d’emblée, il parle d’un désastre, le «dernier des désastres, désastre de tous les désastres ». En 1975, il se rend compte que des changements irréversibles sont à l’œuvre dans la société, affectant en profondeur l’âme du peuple. Avec effroi, avec rage, avec désespoir, Pasolini voit tout un monde disparaître remplacé par un nouveau qu’il n’affectionne guère. Un ancien monde qui reposait sur un système de valeurs, de croyances, de modèles, de relations sociales qui se répétaient de génération en génération. Un monde aussi habité par des personnages, des types humains et des corps pleins de vitalité, ceux là même que Pasolini avait voulu représenter dans Accatone, son premier film.
Cette disparition, cet engloutissement sont le fait du nouveau pouvoir : la société de consommation. Contrairement aux anciennes formes de régimes qui s’appuyaient sur la répression, que Pasolini appelle archaïques ou clerico-fascistes, ce nouveau pouvoir a procédé habilement en intégrant et en assimilant à lui les individus. En douceur, en allant au devant de leurs besoins. En écho aux idées d’un Marcuse ou d’un Debord, Pasolini avait immédiatement repéré les modalités du nouveau régime de domination : la fausse tolérance et la fausse permissivité qui engendrent un bonheur totalement factice. Bref, une domination qui s’appuie, non plus sur la répression, mais au contraire sur une idéologie hédoniste, c’est-à-dire sur la liberté et le désir même de l’individu. De fait, le peuple, au sens archaïque, adulé par le poète, avec sa culture propre et immémoriale, a disparu parcequ’il s’est fondu dans la culture bourgeoise, donnant lieu à une bourgeoisie moyenne associée à une culture de masse. Fait historique : c’est la première fois qu’un tel événement a lieu dans l’histoire de l’Italie.
Là dessus, Pasolini est inconsolable, sa fureur inapaisable, sa verve insatiable. D’une part, il parle de totalitarisme car cette unification de diverses cultures est de caractère «totalitaire ». c’est-à dire que le système n’offre aucune alternative. A l’époque, Pasolini est l’une des rares voix à dire que cette nouvelle phase du capitalisme va vampiriser et gangréner tous les secteurs, tous les niveaux de notre vie.
D’autre part, il n’a pas peur d’utiliser le terme de « génocide ». Suite à la diffusion de son film Accatone à la télévision, il écrit : « Entre 1961 et 1975, quelquechose d’essentiel a changé : il y a eu un génocide. On a détruit culturellement une population. Il s’agit précisément d’un de ces génocides culturels qui avaient précédé les génocides physiques de Hitler. »
Mais ce qui ne peut manquer de frapper le lecteur d’aujourd’hui, c’est effectivement l’extraordinaire lucidité et actualité des analyses pasoliniennes sur le nouveau capitalisme, ses règles, ses modes de fonctionnement, sa logique même. Il y a bien une dimension visionnaire, voire prophétique, une espèce de préscience qui s’exprime dans des pages où l’observation le dispute à l’intuition. Différents courants de pensée actuels qui expriment des critiques de plus en plus violentes contre la mondialisation pour défendre la diversité culturelle, peuvent trouver en Pasolini un ancêtre inattendu lorsqu’il écrit: « il faut lutter pour que restent vivantes toutes les formes, alternatives et subalternes, de culture. »
Au fond, Pasolini, en artiste, en poète, semble saisir de l’intérieur le mécanisme de ce nouveau pouvoir, qui se ramène selon lui à deux idées-forces.
D’une part, le «nouveau pouvoir de la société de consommation tient tout entier dans un nouveau mode production. Pour simplifier, on passe d’un stade encore artisanal à un stade hyper industriel. Du coup c’est l’univers même des choses, celles qui nous entourent et font notre quotidien, qui subit une révolution majeure : elles ne sont plus fabriquées comme avant et donc ce ne sont plus les mêmes choses. Conséquence culturelle terrible : les nouvelles générations arrivent dans un monde qui n’a plus rien à voir avec celui des générations antérieures. A ce titre il faut lire l’admirable lettre sur les tasses à thé, inspirée de sa pratique de cinéaste, qui concentre en une image saisissante cette nouvelle situation économique : un modèle artisanal de tasses à thé d’avant guerre prouve que l’homme de 50 ans qu’est Pasolini et le jeune homme de 15 ans sont «deux étrangers ». Entre eux, il y a eu une fin du monde dû au fait que le mode de production a changé quantitativement, celui-ci se caractérise par l’énorme quantité et le superflu et par l’idéologie hédoniste.
D’autre part, et c’est sans doute là l’intuition la plus forte, la révolution capitaliste, c’est-à-dire ce nouveau mode de production, est non seulement productrice de marchandises mais aussi «de nouveaux rapports sociaux », donc productrice d’humanité. La plus grande force du nouveau pouvoir est d’avoir créé une nouvelle humanité, ce que même le fascisme ou le communisme n’avait pas réussi à faire. En effet, elle a modelé en amont la conscience même des hommes et les a dotés d’une nouvelle culture, la culture de masse. Mutation anthropomorphique capitale mais aussi, selon le poète, catastrophique : car cette culture est totalement fausse et artificielle. A ce propos, une forme de pessimisme, voire de désespoir, affleure chez Pasolini lorsqu’il craint que le nouveau pouvoir donne lieu à des rapports sociaux non modifiables, «soustraits à toute forme d’altérité », bref qu’un système de domination sans aucune alternative, le plus puissant que l’histoire ait connu se mette en place.
Pour finir, à la lumière d’un regard rétrospectif, le pessimisme visionnaire de ces Lettre luthériennes prend une dimension particulière lorsqu’on sait qu’avant la fin de l’année 1975, pendant laquelle il rédige ces textes, Pasolini mourra assassiné. Plus encore, il devient troublant, presque terrifiant, dans les pages sur la criminalité et la jeunesse criminelle. Les meurtres particulièrement atroces commis par de jeunes gens à cette époque dépendent d’«un contexte criminaloïde de masse » engendré encore une fois par la société consumériste qui a détruit toutes les valeurs. Lorsque d’après des photos de presse, il décrit le visage et l’allure de ces jeunes criminels, symboles des jeunes en général que Pasolini trouve laids, impossible alors de ne pas penser au jeune meurtrier de Pasolini, âgé de 17 ans. Comme si le poète faisait le portrait son futur assassin, comme s’il anticipait sa propre mort. Ce n’est pas la moindre force de ce livre que de superposer au martyr individuel du poète cinéaste la destruction de toute une culture et de tout un peuple.
De PASOLINI
Rassemblant des chroniques et articles écrits en 1975 dans Le corriere della Serra et Il mondo, Les lettres luthériennes, qui paraissent maintenant en France, sont un véritable électrochoc intellectuel pour le lecteur contemporain, un ensemble de textes fulgurants qu’on reçoit comme des décharges, des secousses, dont la puissance de déflagration est intacte, 25 ans après. Des textes visionnaires, c’est-à-dire d’une actualité inouïe, qui procèdent à une critique radicale et sans appel, un tantinet désespérée, de la nouvelle société (et du nouveau pouvoir) qui se met alors en place sous les yeux offusqués du poète : la société de consommation, une imprécation contre un capitalisme au visage de modernité (« le développement ») mais infiniment destructeur, exerçant des ravages sur les âmes et sur les corps.
Visionnaire, Pasolini l’est à la façon de l’Apocalypse car c’est bien d’une fin du monde qu’il veut faire prendre conscience. En effet, d’emblée, il parle d’un désastre, le «dernier des désastres, désastre de tous les désastres ». En 1975, il se rend compte que des changements irréversibles sont à l’œuvre dans la société, affectant en profondeur l’âme du peuple. Avec effroi, avec rage, avec désespoir, Pasolini voit tout un monde disparaître remplacé par un nouveau qu’il n’affectionne guère. Un ancien monde qui reposait sur un système de valeurs, de croyances, de modèles, de relations sociales qui se répétaient de génération en génération. Un monde aussi habité par des personnages, des types humains et des corps pleins de vitalité, ceux là même que Pasolini avait voulu représenter dans Accatone, son premier film.
Cette disparition, cet engloutissement sont le fait du nouveau pouvoir : la société de consommation. Contrairement aux anciennes formes de régimes qui s’appuyaient sur la répression, que Pasolini appelle archaïques ou clerico-fascistes, ce nouveau pouvoir a procédé habilement en intégrant et en assimilant à lui les individus. En douceur, en allant au devant de leurs besoins. En écho aux idées d’un Marcuse ou d’un Debord, Pasolini avait immédiatement repéré les modalités du nouveau régime de domination : la fausse tolérance et la fausse permissivité qui engendrent un bonheur totalement factice. Bref, une domination qui s’appuie, non plus sur la répression, mais au contraire sur une idéologie hédoniste, c’est-à-dire sur la liberté et le désir même de l’individu. De fait, le peuple, au sens archaïque, adulé par le poète, avec sa culture propre et immémoriale, a disparu parcequ’il s’est fondu dans la culture bourgeoise, donnant lieu à une bourgeoisie moyenne associée à une culture de masse. Fait historique : c’est la première fois qu’un tel événement a lieu dans l’histoire de l’Italie.
Là dessus, Pasolini est inconsolable, sa fureur inapaisable, sa verve insatiable. D’une part, il parle de totalitarisme car cette unification de diverses cultures est de caractère «totalitaire ». c’est-à dire que le système n’offre aucune alternative. A l’époque, Pasolini est l’une des rares voix à dire que cette nouvelle phase du capitalisme va vampiriser et gangréner tous les secteurs, tous les niveaux de notre vie.
D’autre part, il n’a pas peur d’utiliser le terme de « génocide ». Suite à la diffusion de son film Accatone à la télévision, il écrit : « Entre 1961 et 1975, quelquechose d’essentiel a changé : il y a eu un génocide. On a détruit culturellement une population. Il s’agit précisément d’un de ces génocides culturels qui avaient précédé les génocides physiques de Hitler. »
Mais ce qui ne peut manquer de frapper le lecteur d’aujourd’hui, c’est effectivement l’extraordinaire lucidité et actualité des analyses pasoliniennes sur le nouveau capitalisme, ses règles, ses modes de fonctionnement, sa logique même. Il y a bien une dimension visionnaire, voire prophétique, une espèce de préscience qui s’exprime dans des pages où l’observation le dispute à l’intuition. Différents courants de pensée actuels qui expriment des critiques de plus en plus violentes contre la mondialisation pour défendre la diversité culturelle, peuvent trouver en Pasolini un ancêtre inattendu lorsqu’il écrit: « il faut lutter pour que restent vivantes toutes les formes, alternatives et subalternes, de culture. »
Au fond, Pasolini, en artiste, en poète, semble saisir de l’intérieur le mécanisme de ce nouveau pouvoir, qui se ramène selon lui à deux idées-forces.
D’une part, le «nouveau pouvoir de la société de consommation tient tout entier dans un nouveau mode production. Pour simplifier, on passe d’un stade encore artisanal à un stade hyper industriel. Du coup c’est l’univers même des choses, celles qui nous entourent et font notre quotidien, qui subit une révolution majeure : elles ne sont plus fabriquées comme avant et donc ce ne sont plus les mêmes choses. Conséquence culturelle terrible : les nouvelles générations arrivent dans un monde qui n’a plus rien à voir avec celui des générations antérieures. A ce titre il faut lire l’admirable lettre sur les tasses à thé, inspirée de sa pratique de cinéaste, qui concentre en une image saisissante cette nouvelle situation économique : un modèle artisanal de tasses à thé d’avant guerre prouve que l’homme de 50 ans qu’est Pasolini et le jeune homme de 15 ans sont «deux étrangers ». Entre eux, il y a eu une fin du monde dû au fait que le mode de production a changé quantitativement, celui-ci se caractérise par l’énorme quantité et le superflu et par l’idéologie hédoniste.
D’autre part, et c’est sans doute là l’intuition la plus forte, la révolution capitaliste, c’est-à-dire ce nouveau mode de production, est non seulement productrice de marchandises mais aussi «de nouveaux rapports sociaux », donc productrice d’humanité. La plus grande force du nouveau pouvoir est d’avoir créé une nouvelle humanité, ce que même le fascisme ou le communisme n’avait pas réussi à faire. En effet, elle a modelé en amont la conscience même des hommes et les a dotés d’une nouvelle culture, la culture de masse. Mutation anthropomorphique capitale mais aussi, selon le poète, catastrophique : car cette culture est totalement fausse et artificielle. A ce propos, une forme de pessimisme, voire de désespoir, affleure chez Pasolini lorsqu’il craint que le nouveau pouvoir donne lieu à des rapports sociaux non modifiables, «soustraits à toute forme d’altérité », bref qu’un système de domination sans aucune alternative, le plus puissant que l’histoire ait connu se mette en place.
Pour finir, à la lumière d’un regard rétrospectif, le pessimisme visionnaire de ces Lettre luthériennes prend une dimension particulière lorsqu’on sait qu’avant la fin de l’année 1975, pendant laquelle il rédige ces textes, Pasolini mourra assassiné. Plus encore, il devient troublant, presque terrifiant, dans les pages sur la criminalité et la jeunesse criminelle. Les meurtres particulièrement atroces commis par de jeunes gens à cette époque dépendent d’«un contexte criminaloïde de masse » engendré encore une fois par la société consumériste qui a détruit toutes les valeurs. Lorsque d’après des photos de presse, il décrit le visage et l’allure de ces jeunes criminels, symboles des jeunes en général que Pasolini trouve laids, impossible alors de ne pas penser au jeune meurtrier de Pasolini, âgé de 17 ans. Comme si le poète faisait le portrait son futur assassin, comme s’il anticipait sa propre mort. Ce n’est pas la moindre force de ce livre que de superposer au martyr individuel du poète cinéaste la destruction de toute une culture et de tout un peuple.
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