Dans Libé, Luis de Miranda, jeune philosophe qui réfléchit sur Internet et le numérique (il est l'auteur d'un Etre libre au temps des automates) exprime un point de vue très pertinent sur l'affaire wikileaks, bien plus intéressant que ceux publiés par le libé des philosophes (http://www.liberation.fr/monde/01022307847-reaction-sur-wikileaks-qui-regne-par-le-code-tombera-par-le-code ). Il écrit en substance que désormais dans ce nouveau monde, c'est celui qui maitrise les codes, c'est à dire qui peut paramétrer et modeler les code sources du système (d'où les systèmes open source) qui a le pouvoir et mène le jeu. Il s'agit de connaitre le langage de programmation numérique (langage html, javascript ...)de se faire informaticien ou hacker pour exister maintenant dans le monde de l'information ( et du savoir, de la culture). François Bon dit a peu prés la même chose aux écrivains et les enjoint fortement à "s'y mettre"(voir son site-blog: Tierslivre.Net)
C'est que l'information est désormais un objet hyper technologique et correspond à un système technique particulièrement puissant: le réseau.
Surgit alors une angoisse: que devient on si on ne maitrise pas les codes en question, et même si l'on n'y connait rien? comme c'est le cas de beaucoup de gens, y compris certains (vieillissant) qui sont au pouvoir. En France, on le constate souvent: on tombe sur des dirigeants qui savent à peine se servir d'un ordinateur (et pourtant ils restent au pouvoir). A lire l'article, on se dit que celui qui ne maitrise pas ces codes et n'y comprend rien va être complétement exclu, balayé, éliminé. Alors il n'y a pas d'autre choix que de s'y mettre, pour simplement s'adapter et survivre. La fracture numérique révèle ici une sorte de darwinisme technologique qui va gravement cliver l'humanité. Et pourtant s'y mettre, cela ne va pas de soi. La logique de programmation numérique demande du temps et une certaine tournure d'esprit pour être maitrisée. Langage html, javascript, CSS: cela reste ésotérique pour le commun des internautes. Tout le monde n'est pas hacker...
Enfin,Luis de Miranda parle des jeunes (les digital natives comme on dit) qui ont l'algorithme dans la peau pour sans doute les opposer aux "anciens", qui ont l'analogique dans le sang. La formule est à nuancer: les jeunes utilisent certes de nombreux services fondés sur les algorithmes mais ne les maitrisent pas pour autant à la source. Ils sont des utilisateurs, et non pas tous de géniaux hacker ou programmeur (comme Mark Zuckerberg ou Julian Assange). Et puis, par ailleurs, ces mêmes jeunes (en france mais aussi en Italie, en Grèce) vivent cette situation terriblement paradoxale : rompus aux outils numériques, ils arrivent face à une société verrouillée , un marché de l'emploi fermé, et un immobilier inaccessible (+ 20% a Paris!!!). Alors on se dit, c'est bien beau le nouveau monde numérique, mais si je peux même pas accéder à des biens un peu plus primaires...Autrement dit, si l'on plane dans les nuages du numérique (le cloud computing précisément), on sera amené a redescendre les pieds sur terre. Plus dure sera la chute!
Blog consacré à l'actualité culturelle et intellectuelle et au suicide en cours de l'humanité
Friday, December 17, 2010
Friday, December 10, 2010
A propos de l'affaire wikileaks: "systéme totalement automatique"
L'affaire Wikileaks,véritable feuilleton digne de 24 heures (révélation des fuites, arrestation de Julian assange), storytelling spontanée en temps réel, donne lieu à un débat mondialisé, une nouvelle querelle entre les anti wikileaks et les pro, partisans du secret et apôtres de la transparence. Les anciens seraient du coté du secret, et les modernes de la transparence.
L'ère de la transparence absolue s'inscrit dans la logique même d'Internet, on enjoint les gens à parler d'eux. Il n'y a pas de vie privée dit le créateur de facebook. Et beaucoup adhèrent à ce principe.
Le "fascisme informatique" rapelle la formule de Virilio:la "bombe informatique". Autrement dit, cette transparence totale est lié à la puissance du système technique, dans lequel on est pris et que personne ne contrôle vraiment. Julian Assange est un leurre, destiné à capter l'attention des anti et des pro, et destiné à nous faire croire que le bon vieil être humain contrôle encore les choses (un peu comme quand on arrête un internute qui télécharge).Comme Ben laden, on nous crée une sorte de mythe vivant , un docteur NO qui tirerait les ficelles dans l'ombre.
Or derrière Assange, il y a l'emprise du réseau et des machines. Pas pour rien que Assange a un look a la Matrix. On va sans doute voulaire faire payer le prix fort à cet homme, à titre d'exemple, mais ca ne changera rien. Assange peut être remplaçé demain. Les pro Assange disent souvent qu'il s'agit là d'une évolution irréversible, inévitable. Autrement dit, ce n'est guère la liberté d'expression ou de la presse qui est invoquée mais le contraire: un déterminisme, un destin plaqué sur nous; et ce destin n'est autre que la technologie. Je pense donc que, qu'on soit pour ou contre Wikileaks est secondaire, dans les deux cas, on s'illusionne sur la marge de liberté qu'il reste à l'individu dans un monde entièrement connecté et informatisé. Le problème est systémique et technologique. "Aucune loi ne changera l'équation: il suffit d'un serveur installé à l'étranger (...)nous riqueons d'être conforntés à un pearl harbour électronique" selon une formule d'un républicain américain, James Carafano (le monde du 30/11/2010). C'est pour cette raison qu'en France, Eric besson, ministre en charge du numérique (quid???), assez logiquement, a voulu s'en prendre à l'hébergeur, la société OVH, qui abrite des serveurs où sont stockées certaines données du site. C'est plutôt là, en effet, que réside le noyau des choses. Or il est significatif de constater que le droit comme d'habitude est largué par la technologie. Ainsi OVH affirme n'être que le prestataire technique, et que son système de serveurs est totalement automatique et fonctionne 24H/24. Et d'ailleurs le directeur d'OVH affirme qu'il ignorait que sa société hébergait Wikileaks, à l'égard duquel il se dit ni pour ni contre. Il est la voix de la technique. Autrement dit, pas de responsable humain direct dans ce système (y a t il un pilote dans l'avion?). Et c'est bien pour cela que la justice française n'a pas donné suite aux demandes de Monsieur Besson. Vide juridique donc, qui indique bien cependant que toute cette affaire, et le désordre qu'elle entraine, est d'abord une affaire technologique, révélateur double de la puissance et de la fragilité de ce système qui, donc "est totalement automatique".
Avec wikileaks, surgit l'un des nombreux signes ou symptômes que ce système (qui est technique) est en train de se retourner contre lui même, au sens où la centralisation extrême se fait déborder par une décentralisation extrême. Dans les forums qui débattent de la question, les uns pointent le flicage technique d'en haut (l'état) et les autres, la transparence, délation généralisée d'en bas. Bref, on ne sait pas qui contrôle qui. La vérité, c'est que les états ne contrôlent pas Internet; le paradoxe suprême étant qu'ils exercent leurs pouvoirs grâce à des dispositifs techniques qu'ils ne maîtrisent pas totalement. Et c'est la même chose pour les citoyens bien entendu. Alors ce qui risque de se passer,à l'avenir, c'est que les pouvoirs s'attaquent, non plus à un simple hacker, mais à la technologie même d'Internet, au sens du réseau physique, comme l'initiative de Besson le laisse supposer.
L'ère de la transparence absolue s'inscrit dans la logique même d'Internet, on enjoint les gens à parler d'eux. Il n'y a pas de vie privée dit le créateur de facebook. Et beaucoup adhèrent à ce principe.
Le "fascisme informatique" rapelle la formule de Virilio:la "bombe informatique". Autrement dit, cette transparence totale est lié à la puissance du système technique, dans lequel on est pris et que personne ne contrôle vraiment. Julian Assange est un leurre, destiné à capter l'attention des anti et des pro, et destiné à nous faire croire que le bon vieil être humain contrôle encore les choses (un peu comme quand on arrête un internute qui télécharge).Comme Ben laden, on nous crée une sorte de mythe vivant , un docteur NO qui tirerait les ficelles dans l'ombre.
Or derrière Assange, il y a l'emprise du réseau et des machines. Pas pour rien que Assange a un look a la Matrix. On va sans doute voulaire faire payer le prix fort à cet homme, à titre d'exemple, mais ca ne changera rien. Assange peut être remplaçé demain. Les pro Assange disent souvent qu'il s'agit là d'une évolution irréversible, inévitable. Autrement dit, ce n'est guère la liberté d'expression ou de la presse qui est invoquée mais le contraire: un déterminisme, un destin plaqué sur nous; et ce destin n'est autre que la technologie. Je pense donc que, qu'on soit pour ou contre Wikileaks est secondaire, dans les deux cas, on s'illusionne sur la marge de liberté qu'il reste à l'individu dans un monde entièrement connecté et informatisé. Le problème est systémique et technologique. "Aucune loi ne changera l'équation: il suffit d'un serveur installé à l'étranger (...)nous riqueons d'être conforntés à un pearl harbour électronique" selon une formule d'un républicain américain, James Carafano (le monde du 30/11/2010). C'est pour cette raison qu'en France, Eric besson, ministre en charge du numérique (quid???), assez logiquement, a voulu s'en prendre à l'hébergeur, la société OVH, qui abrite des serveurs où sont stockées certaines données du site. C'est plutôt là, en effet, que réside le noyau des choses. Or il est significatif de constater que le droit comme d'habitude est largué par la technologie. Ainsi OVH affirme n'être que le prestataire technique, et que son système de serveurs est totalement automatique et fonctionne 24H/24. Et d'ailleurs le directeur d'OVH affirme qu'il ignorait que sa société hébergait Wikileaks, à l'égard duquel il se dit ni pour ni contre. Il est la voix de la technique. Autrement dit, pas de responsable humain direct dans ce système (y a t il un pilote dans l'avion?). Et c'est bien pour cela que la justice française n'a pas donné suite aux demandes de Monsieur Besson. Vide juridique donc, qui indique bien cependant que toute cette affaire, et le désordre qu'elle entraine, est d'abord une affaire technologique, révélateur double de la puissance et de la fragilité de ce système qui, donc "est totalement automatique".
Avec wikileaks, surgit l'un des nombreux signes ou symptômes que ce système (qui est technique) est en train de se retourner contre lui même, au sens où la centralisation extrême se fait déborder par une décentralisation extrême. Dans les forums qui débattent de la question, les uns pointent le flicage technique d'en haut (l'état) et les autres, la transparence, délation généralisée d'en bas. Bref, on ne sait pas qui contrôle qui. La vérité, c'est que les états ne contrôlent pas Internet; le paradoxe suprême étant qu'ils exercent leurs pouvoirs grâce à des dispositifs techniques qu'ils ne maîtrisent pas totalement. Et c'est la même chose pour les citoyens bien entendu. Alors ce qui risque de se passer,à l'avenir, c'est que les pouvoirs s'attaquent, non plus à un simple hacker, mais à la technologie même d'Internet, au sens du réseau physique, comme l'initiative de Besson le laisse supposer.
Thursday, November 25, 2010
Marchand de peur: au sujet des OGM et l'incontournable question du progrès
Au tribunal de grande instance de Paris, un procés oppose deux scientifiques autour des OGM. D'un coté, Marc Fellous, prof de génétique et chef de service à L'institut pasteur, de l'autre l'autre Gilles Eric Seralini, professeur de biologie moléculaire à l'université de Caen. Le second, critique vis à vis des OGM, accuse le premier, pro OGM, d'une "campagne de dénigrement". Monsieur Fellous, en effet, a qualifié monsieur Seralini d'être un "marchand de peur".
Cette affaire est à mon sens extrêmement importante, bien plus décisive à long terme qu'une affaire Karachi (minable histoire d'escroquerie au sommet de l'Etat). Elle pose clairement les enjeux et les dilemmes quasi insolubles du monde moderne, dans lequel nous sommes tous pris (nous= la population, l'humanité), et donc pas seulement les scientifiques.
C'est bien là le problème des questions technologiques aujourd'hui: une affaire d'experts très pointus, à laquelle personne ne comprend rien, à commencer par les politiques (pensez vous par exemple que Sarkozy soit en mesure d'avoir un avis sur la question, sinon favoriser une entreprise de biotech). On voit bien ici que la technocratie s'oppose fondamentalement à la démocratie, du fait même de l'ignorance de la masse. ce serait assez facile à prouver: si l'on organisait un référendum sur les OGM, il est évident que la majorité des gens s'y opposerait. Il faudrait relire à ce sujet Jacques Ellul, grand penseur de la technique quasi ignoré en France, mais à l'influence énorme aux Etats Unis et parmi certains groupes activistes (il fut le prof de José Bové).
Alors l'intérêt de ce procès, c'est d'abord de ramener la technoscience dans la sphère démocratique. Il révèle que les chercheurs ne sont pas d'accord entre eux, et donc qu'il ne s'agit pas de faits compliqués, de mécanismes indubitables sur lesquels il n'y aurait rien à discuter. C'est aussi une querelle d'opinion et idéologique.
Ce qui veut dire que le débat ne se ramène pas seulement à une question scientifique du type: est ce vrai ou faux ou comment ça marche?
L'enjeu c'est: dans quel monde on veut vivre? Les OGM, est ce vraiment une bonne chose? En a t on réellement besoin? etc. Il s'agit donc d'un problème éthique et politique, lié à la question du bien commun. En ce qui me concerne, je ne crois pas du tout aux intentions nobles de nourrir toute l'humanité ( j'ai même entendu parler de fabrication de steack par clonage). je pense plutôt qu'on est dans la vérification du théorème de Gabor: tout ce que la technique peut faire, elle le fera.
Pour les anti OGM, je pense que l'opposition de principe à cette technologie provient d'un rapport philosophique à l'idée de nature. En effet, les OGM posent clairement la question "qu'est ce que c'est que la nature?" Selon certains penseurs, c'est la question principale de l'esprit occidental, à l'origine de toute l'évolution de ce monde. Comme l'écrit Hegel, L'homme est l'animal qui nie l'être, donc qui s'oppose à la nature, qui la tue pour mieux la transformer à son avantage. Il y a dans le formidable développement de la civilisation occidentale (l'histoire), dans le progrès technoscientifique une forte charge négative. Les OGM n'échappent pas à la régle: si on modifie un organisme, on le nie nécessairement en partie. Ce négatif en acte devient même porteur de mort et affirmation du nihilisme lorsque on veut introduire dans des plantes des gènes bloquant le processus naturel de reproduction ( le fameux gène terminator de Monsanto)
Tel est donc le défi philosophique et éthique (et pas du tout scientifique) posé par les OGM. Qu'est ce que la nature? Est-ce quelque chose que l'on doit modifier , améliorer sans cesse et jusqu'à quel point, ou bien est ce une chose à préserver, à sauvegarder, dont on doit prendre soin, et donc qu'il ne faut pas (trop) changer. On pensera aux métaphores traditionnelles: la Nature comme Mère, comme Maison, le tout dont l'homme est partie. En langage moderne: la biosphère, l'environnement. Que dit un film comme Avatar de Cameron? ne touchez pas à la nature...
Depuis le néolithique, l'homme certes travaille la nature, ce qu'on appelle l'agriculture, mais il compose avec elle. Il oriente les processus naturels (ensemencement, moisson) mais les laisse intacts en eux même. Ce n'est plus le cas avec les OGM, puisque la nature, dans ses processus intimes, est modifiée. Par ailleurs, la nature comme "bien commun" est niée puisque elle devient objet de laboratoire et par ailleurs privatisée et source de profits...sans oublier bien sur les impacts inconnus sur l'environnement. Cette idée inquiétante qu'on peut, ce faisant, bouleverser la chaîne et l'équilibre naturel...
On aura beau défendre avec arrogance l'avancée scientifique et le progrès, il est parfaitement logique que le commun des mortels et les paysans encore présents ressentent une méfiance instinctive à l'égard de ces êtres mutants.
Dans nos sociétés aussi confiantes dans la science et la technique, l'opposition aux OGM apparait comme un scandale intolérable, d'où l'attaque agressive de Monsieur Fellous. En effet, cette résistance pose implicitement la question d'un arrêt des recherches et du développement technique...
Nous sommes donc face à un défi majeur de civilisation, peut être une aporie à laquelle se heurte la culture occidentale et qui marque le début de son déclin.
Cette affaire est à mon sens extrêmement importante, bien plus décisive à long terme qu'une affaire Karachi (minable histoire d'escroquerie au sommet de l'Etat). Elle pose clairement les enjeux et les dilemmes quasi insolubles du monde moderne, dans lequel nous sommes tous pris (nous= la population, l'humanité), et donc pas seulement les scientifiques.
C'est bien là le problème des questions technologiques aujourd'hui: une affaire d'experts très pointus, à laquelle personne ne comprend rien, à commencer par les politiques (pensez vous par exemple que Sarkozy soit en mesure d'avoir un avis sur la question, sinon favoriser une entreprise de biotech). On voit bien ici que la technocratie s'oppose fondamentalement à la démocratie, du fait même de l'ignorance de la masse. ce serait assez facile à prouver: si l'on organisait un référendum sur les OGM, il est évident que la majorité des gens s'y opposerait. Il faudrait relire à ce sujet Jacques Ellul, grand penseur de la technique quasi ignoré en France, mais à l'influence énorme aux Etats Unis et parmi certains groupes activistes (il fut le prof de José Bové).
Alors l'intérêt de ce procès, c'est d'abord de ramener la technoscience dans la sphère démocratique. Il révèle que les chercheurs ne sont pas d'accord entre eux, et donc qu'il ne s'agit pas de faits compliqués, de mécanismes indubitables sur lesquels il n'y aurait rien à discuter. C'est aussi une querelle d'opinion et idéologique.
Ce qui veut dire que le débat ne se ramène pas seulement à une question scientifique du type: est ce vrai ou faux ou comment ça marche?
L'enjeu c'est: dans quel monde on veut vivre? Les OGM, est ce vraiment une bonne chose? En a t on réellement besoin? etc. Il s'agit donc d'un problème éthique et politique, lié à la question du bien commun. En ce qui me concerne, je ne crois pas du tout aux intentions nobles de nourrir toute l'humanité ( j'ai même entendu parler de fabrication de steack par clonage). je pense plutôt qu'on est dans la vérification du théorème de Gabor: tout ce que la technique peut faire, elle le fera.
Pour les anti OGM, je pense que l'opposition de principe à cette technologie provient d'un rapport philosophique à l'idée de nature. En effet, les OGM posent clairement la question "qu'est ce que c'est que la nature?" Selon certains penseurs, c'est la question principale de l'esprit occidental, à l'origine de toute l'évolution de ce monde. Comme l'écrit Hegel, L'homme est l'animal qui nie l'être, donc qui s'oppose à la nature, qui la tue pour mieux la transformer à son avantage. Il y a dans le formidable développement de la civilisation occidentale (l'histoire), dans le progrès technoscientifique une forte charge négative. Les OGM n'échappent pas à la régle: si on modifie un organisme, on le nie nécessairement en partie. Ce négatif en acte devient même porteur de mort et affirmation du nihilisme lorsque on veut introduire dans des plantes des gènes bloquant le processus naturel de reproduction ( le fameux gène terminator de Monsanto)
Tel est donc le défi philosophique et éthique (et pas du tout scientifique) posé par les OGM. Qu'est ce que la nature? Est-ce quelque chose que l'on doit modifier , améliorer sans cesse et jusqu'à quel point, ou bien est ce une chose à préserver, à sauvegarder, dont on doit prendre soin, et donc qu'il ne faut pas (trop) changer. On pensera aux métaphores traditionnelles: la Nature comme Mère, comme Maison, le tout dont l'homme est partie. En langage moderne: la biosphère, l'environnement. Que dit un film comme Avatar de Cameron? ne touchez pas à la nature...
Depuis le néolithique, l'homme certes travaille la nature, ce qu'on appelle l'agriculture, mais il compose avec elle. Il oriente les processus naturels (ensemencement, moisson) mais les laisse intacts en eux même. Ce n'est plus le cas avec les OGM, puisque la nature, dans ses processus intimes, est modifiée. Par ailleurs, la nature comme "bien commun" est niée puisque elle devient objet de laboratoire et par ailleurs privatisée et source de profits...sans oublier bien sur les impacts inconnus sur l'environnement. Cette idée inquiétante qu'on peut, ce faisant, bouleverser la chaîne et l'équilibre naturel...
On aura beau défendre avec arrogance l'avancée scientifique et le progrès, il est parfaitement logique que le commun des mortels et les paysans encore présents ressentent une méfiance instinctive à l'égard de ces êtres mutants.
Dans nos sociétés aussi confiantes dans la science et la technique, l'opposition aux OGM apparait comme un scandale intolérable, d'où l'attaque agressive de Monsieur Fellous. En effet, cette résistance pose implicitement la question d'un arrêt des recherches et du développement technique...
Nous sommes donc face à un défi majeur de civilisation, peut être une aporie à laquelle se heurte la culture occidentale et qui marque le début de son déclin.
Monday, October 18, 2010
the social network de David Fincher

le cinéma s'empare enfin du monde de l'internet, lui donnant ses lettres de noblesse romanesque. Habituellement ces deux mondes s'ignorent, se méfient l'un de l'autre. Le cinéma se sent menacé de dévoration par l'Ogre internet. Et puis difficile de filmer l'informatique au cinéma, de lui donner une représentation spectaculaire intéressante.
De fait, David Fincher, qui continue à proposer un cinéma adulte et réflexif, se confrontant aux questions contemporaines, propose de raconter l'histoire de la création de facebook, en se concentrant sur l'itinéraire de son fondateur. Et, comme on pouvait s'y attendre, le portrait est à charge, plutôt féroce (encore que ça aurait pu être pire). Le monde des producteurs de cinéma,encore une fois, a une peur bleue d'internet, et des jeunes esprits surdoués qui l'animent, ces nouveaux maitres du monde. Pas étonnant que le film nous offre une vision acide du créateur de Napster, qui a lancé la mode massive des téléchargements de musique et de films. Le diable absolu pour les professionnels du cinéma.
Le premier intérêt d'un film de cinéma traditionnel pour un tel sujet, c'est précisément d'apporter de l'humanité, des visages, de la chair, des passions à quelquechose qui en est singulièrement dépourvu. quels sont les enjeux humains, c'est à dire affective, qui se cachent derrières nos machines, nos écrans, derrière ce monde hautement technologique. Pour Fincher et son scénariste, le but de la fiction ici est de traquer, de dénicher le substrat humain immuable, ce qui résiste, ce qu'on ne peut programmer...
A travers un récit, qui nous fait donc suivre la création d'une entreprise,The social network est un film sur le capitalisme d'aujourd'hui et le pouvoir de l'argent, son caractère corrupteur des liens humains, adoptant un ton plutôt léger et caustique, le rapprochant d'une certaine tradition hollywoodienne (les films de Capra par exemple). C'est d'ailleurs assez bavard, avec un débit de parole très rapide. Reprenant la figure traditionnelle du film de procés, Fincher et son scénariste cassent la structure narrative entre un avant (naissance de facebook par une bande de potes) et un après (le procés entre les fondateurs)
Or quel message transparait tout au long du film: que la trahison, l'humiliation, la dissimulation, la manipulation sont à la base du capitalisme, en l'occurrence du succès fulgurant de facebook. Mark Zuckerberg n'a en effet cessé de mentir et de trahir, y compris son meilleur ami, pour arriver à ses fins. pas un hasard si le film débute par une scène de rupture suie par Zuckerberg, blessure psychologique, traumatisme qui, nous dit le film, aurait présidé à la création de Facebook. Ce site est né d'une idée de vengeance, inspiré par le ressentiment. Là n'est pas le moindre paradoxe, que cherche à mettre en lumière ce film: un site qui vise a relier les gens a travers le monde est le fruit d'un cerveau solitaire, incapable d'amour et d'empathie, et le succès de cette entreprise est le fruit de la haine et de la division.
Tuesday, September 21, 2010
En revoyant Lubitsch


Période faste pour Lubitsch sur les écrans français. Un cycle consacré à son oeuvre à la cinémathèque en témoigne.
Je réussis à persuader un ami, qui ne jure que par les séries contemporaines et les films récents, de m'accompagner voir To be or not to be, un must du genre il est vrai. Rechignant et perplexe, convaincu qu'un ennui indépassable l'attend, mon ami me suit donc. Au champo, il y a la queue sur le trottoir, pour un film si facile a voir partout. C'est un signe. Un monsieur nous dit "c'est la 25ème fois que je le vois mais bon". Eh oui c'est ça la magie Lubitsch, particulièrement ce film: on peut fort bien le voir indéfiniment. En plus, il y a quelques jeunes dans la foule. cela devrait rassurer mon ami...
A la fin de la séance, mon ami, que j'ai entedu rire à plusieurs reprises, me dit qu'il a adoré et qu'il a trouvé ça super marrant. je te l'avais bien dit, lui réponds je, content de moi pour le coup.
A le revoir, To be or not to be m'apparait relever de la grosse farce, un peu énorme par moment même. mais cette énormité n'empêche pas la subtilité et la rigueur de la construction confinant à la virtuosité la plus vertigineuse. c'est ça qui est admirable: c'est trés intellectuel, mathématique même, et c'est à hurler de rire. si c'est une farce, c'est qu'il y a d'abord une intention politique, dans le contexte de la guerre: se foutre ouvertement de la gueule d'Hitler et des nazis. plus que sinistres ou effrayants, ils sont constamment ridicules dans ce film. Des pantins mécaniques,obéissant aveuglément aux ordres.
ce qui est frappant dans cette histoire , c'est que c'est une troupe de théâtre qui déjoue l'oppresseur. Les saltimbanques ont raison du tyran, par les seules ruses de l'artifice et de la fiction, en faisant leur métier: jouer des rôles. On retrouve un thème lubitschien en diable: le réél et son double, le jeu de la réalité et de la fiction, la vie comme spectacle et illusion...une idée un peu baroque du monde donc. par ailleurs, le scénario joue admirablement de l'intrication de l'intrigue privée (le comédien jaloux de sa femme courtisée par un admirateur) et de l'intrigue politique (le plan pour déjouer les nazis); les deux lignes se confondent souvent, tout en s'enrichissant mutuellement, se faisant rebondir l'une l'autre et surtout nourrissant toute la substance comique du film. L'équilibre atteint est parfait. C'est un miracle, un pur bonheur. Et c'est pourquoi mon ami, bluffé et stupéfait, a adoré ce film.
Friday, September 10, 2010
Au sujet de l'affaire lemaire et de l'armée américaine
Conjonction parlante de deux affaires dans l'actualité. Dans un club de foot amateur des Ardennes dans le nord de la France, un footbaleur, homo revendiqué, se voit refuser sa licence sans motif clair même si il ne fait guère de doute que son orientation sexuelle en est la cause. Décision d'autant plus étrange que le joueur avait déjà révélé sa particularité et avait été accepté comme tel. S'emparant de l'affaire, qui sent l'homophobie a plein nez, le club de foot gay Paris football gay, autant porté sur la communication que sur les résultats sportifs ( c'est un peu l'act up du foot), soutient le footballeur exclu et fait du buzz, et l'affaire s'emballe sur le plan médiatique. LE PFG saisit même le conseil national de l'Ethique pour discrimination et aussi pour avertir les consciences.
Dans le même moment, un tribunal de californie remet en cause sur le plan constitutionnel un règlement propre à l'armée américaine, la loi dite Dont ask dont tell, enjoignant les militaires gays et lesbiennes à cacher et à taire leur orientation sexuelle. C'est à dire à mentir. Le chef d'état major des armées se déclare même en faveur de l'intégration des militaires ouvertement gays au sein de l'armée. Décidément les temps changent.
Les deux affaires offrent de belles similitudes. D'une part, elle se passent dans des milieux traditionnellement machistes et homophobes, le foot et l'armée. Des espaces constitutifs et emblématiques de la virilité, où les hommes se retrouvent entre eux et se construisent (en fonction de certains modèles ou règles).
D'autre part, ce qui relie plus profondément les deux cas, c'est que ce n'est pas du tout l'homosexualité qui pose problème mais la révélation de l'homosexualité: le fait de ne pas la cacher ou la taire, le fait de se dire homosexuel. On le voit bien, aussi bien dans le club de foot que dans l'armée, on ne dit pas qu'il n'y a pas de gays ni même qu'il n'en faut pas, mais simplement qu'ils ne doivent pas le dire. Leur homosexualité n'est admise que pour autant qu'elle demeure cachée, non dite. Car au fond, on sait très bien qu'il y en a et que même l'homosexualité existe, qu'elle a toujours existé, y compris entre hétéro, de façon diffuse, latente, sous forme de désirs larvés ou d' échange de regard par exemple, et qu'elle est toujours prête à surgir, explosive.
Dans le milieu du foot ou celui de l'armée, c'est bien le sujet tabou par excellence. A savoir ce qui existe mais dont on ne parle pas, dont il est plus interdit de parler que de pratiquer. Ce qui ne doit pas exister au grand jour de la parole mais rester dans l'ombre, enfoui dans la nuit de l'informulé.
Mais cet interdit souligne en retour son importance fondatrice et sa puissance, qu'on redoute. L'armée ou le foot constituent des lieux de construction et de sociabilisation des hommes et de l'identité masculine. Là ou se fait la communauté des hommes, en tant que séparés des femmes à la base, à l'image de rites initiatiques de certaines sociétés primitives, où les jeunes garçons sont séparés des filles et vivent entre eux, parfois même s'adonnant à des pratiques homosexuelles. L'identité masculine forte suppose le partage strict des sexes (même si bien sur l'armée a ouvert ses portes aux femmes, mais elles restent mal vues). De ce fait, la présence d'une personne ouvertement homo ne peut que déranger cette vision de l'identité et de la communauté masculine. De la même façon que la présence d'une femme. L'homo vient chambouler cet idéal de la virilité type, et ce strict partage des rôles, ou chacun des sexes est dans son camp. Et dans ce partage, il n'y a pas de place pour le désir sexuel du même, qui viendrait tout perturber. L'homo est comme l'introduction du féminin au sein même du masculin, tel un cheval de Troie. Cela correspond à une angoisse ancestrale de baisse de la virilité, de dévirilisation, c'est à dire de castration et donc de féminisation (efféminement) et des qualités d'âme qui lui sont traditionnellement associées (courage, force, dureté...). Il ne faut pas chercher ailleurs la raison des insultes à l'égard des homos qui comme on le sait fleurissent dans ces lieux et qui systématiquement suggèrent une absence de force ou de courage (tapette, tarlouze, pédale, femmelette). L'insulte a ici pour fonction de désigner ce qu'on ne doit pas être; par elle, on pose en s'opposant: on est des hommes parce qu'on n'est pas des pédés. D'une certaine façon, l'homo est une sorte de traitre, traitre à la communauté des hommes. Pédé est l'insulte suprême, parce que fondatrice, de la communauté des hommes, l'insulte du social comme instance de contrôle de la sexualité.
Pourtant, se dire homosexuel,vivre ouvertement son homosexualité, ne va pas de soi...
Dans le même moment, un tribunal de californie remet en cause sur le plan constitutionnel un règlement propre à l'armée américaine, la loi dite Dont ask dont tell, enjoignant les militaires gays et lesbiennes à cacher et à taire leur orientation sexuelle. C'est à dire à mentir. Le chef d'état major des armées se déclare même en faveur de l'intégration des militaires ouvertement gays au sein de l'armée. Décidément les temps changent.
Les deux affaires offrent de belles similitudes. D'une part, elle se passent dans des milieux traditionnellement machistes et homophobes, le foot et l'armée. Des espaces constitutifs et emblématiques de la virilité, où les hommes se retrouvent entre eux et se construisent (en fonction de certains modèles ou règles).
D'autre part, ce qui relie plus profondément les deux cas, c'est que ce n'est pas du tout l'homosexualité qui pose problème mais la révélation de l'homosexualité: le fait de ne pas la cacher ou la taire, le fait de se dire homosexuel. On le voit bien, aussi bien dans le club de foot que dans l'armée, on ne dit pas qu'il n'y a pas de gays ni même qu'il n'en faut pas, mais simplement qu'ils ne doivent pas le dire. Leur homosexualité n'est admise que pour autant qu'elle demeure cachée, non dite. Car au fond, on sait très bien qu'il y en a et que même l'homosexualité existe, qu'elle a toujours existé, y compris entre hétéro, de façon diffuse, latente, sous forme de désirs larvés ou d' échange de regard par exemple, et qu'elle est toujours prête à surgir, explosive.
Dans le milieu du foot ou celui de l'armée, c'est bien le sujet tabou par excellence. A savoir ce qui existe mais dont on ne parle pas, dont il est plus interdit de parler que de pratiquer. Ce qui ne doit pas exister au grand jour de la parole mais rester dans l'ombre, enfoui dans la nuit de l'informulé.
Mais cet interdit souligne en retour son importance fondatrice et sa puissance, qu'on redoute. L'armée ou le foot constituent des lieux de construction et de sociabilisation des hommes et de l'identité masculine. Là ou se fait la communauté des hommes, en tant que séparés des femmes à la base, à l'image de rites initiatiques de certaines sociétés primitives, où les jeunes garçons sont séparés des filles et vivent entre eux, parfois même s'adonnant à des pratiques homosexuelles. L'identité masculine forte suppose le partage strict des sexes (même si bien sur l'armée a ouvert ses portes aux femmes, mais elles restent mal vues). De ce fait, la présence d'une personne ouvertement homo ne peut que déranger cette vision de l'identité et de la communauté masculine. De la même façon que la présence d'une femme. L'homo vient chambouler cet idéal de la virilité type, et ce strict partage des rôles, ou chacun des sexes est dans son camp. Et dans ce partage, il n'y a pas de place pour le désir sexuel du même, qui viendrait tout perturber. L'homo est comme l'introduction du féminin au sein même du masculin, tel un cheval de Troie. Cela correspond à une angoisse ancestrale de baisse de la virilité, de dévirilisation, c'est à dire de castration et donc de féminisation (efféminement) et des qualités d'âme qui lui sont traditionnellement associées (courage, force, dureté...). Il ne faut pas chercher ailleurs la raison des insultes à l'égard des homos qui comme on le sait fleurissent dans ces lieux et qui systématiquement suggèrent une absence de force ou de courage (tapette, tarlouze, pédale, femmelette). L'insulte a ici pour fonction de désigner ce qu'on ne doit pas être; par elle, on pose en s'opposant: on est des hommes parce qu'on n'est pas des pédés. D'une certaine façon, l'homo est une sorte de traitre, traitre à la communauté des hommes. Pédé est l'insulte suprême, parce que fondatrice, de la communauté des hommes, l'insulte du social comme instance de contrôle de la sexualité.
En effet, on admet que les hommes vont partager les vestiaires, les chambrées, les douches etc, bref une certaine intimité et proximité corporelle. Et cela n'est possible que s'il n'y a pas d'ambiguïté , c'est à dire de désir ( ce qui est un voeu pieux bien sur!). Cela peut se comprendre: après tout, on admet encore que les vestiaire des hommes et des femmes soient séparés. Soyons clair, un homme hétéro aura beaucoup de mal à prendre une douche en présence de gays (mais n'éprouverait il pas une gêne en présence de femmes, une gêne mêlée de désir?).
Voilà donc, à mon sens, les éléments d'une mentalité traditionnelle que vient bousculer l'affaire Lemaire et l'affaire de l'homosexualité dans l'armée US. il s'agit de la différence entre une homosexualité fermée et une homosexualité ouverte.Pourtant, se dire homosexuel,vivre ouvertement son homosexualité, ne va pas de soi...
Monday, July 19, 2010
revoir les moissons du ciel
Revu hier les moissons du ciel au cinéma du grand et mystérieux Terence Malick. Avec la photo somptueuse de Nestor Almendros. il m'a paru évident, à le revoir, que Malick ne se soucie pas vraiment de son récit, au sens de l'efficacité narrative américaine et d'une forte caractérisation des personnages. il cherche autre chose qu'une mécanique bien huilée. du coup, reconnaissons le, on peut ressentir une certaine distance ou froideur vis à vis des personnages. c'était mon cas lorsque je l'ai vu pour la première fois: le sentiment de ne pas vraiment m'attacher aux personnages. Accentué par l'usage de la voix off de la petite soeur, peu présente dans l'histoire, celle ci nous parait racontée de loin à travers le filtre voilé du souvenir. Le récit semble lacunaire, incertain, pleins de trous, imparfait même. je ne suis guère persuadé que le scénario en tant que tel retiendrait l'attention des décideurs d'une commission quelconque.
ainsi donc, avec le parfait concours de nestor Almendros, Malick s'est comporté en poète, privilégiant la valeur intrinsèque des plans, composés tels des tableaux, leur charge poétique explosive et autonome, qui flamboient sur la toile de l'écran et hypnotisent le spectateur. Ce faisant, il raconte une histoire, cette relation à trois entre le propriétaire fermier, richard Gere et sa soeur, et elle prend même une dimension plus intense et déchirante à la fin, plus forte que si les ficelles plus traditionnelles avaient été utilisées.
Enfin, il y a das le cinéma de malick quelque chose de déchirant, comme une plainte, qui donne ce sentiment si magnifié par le cinéma que quelquechose a été perdu dans la relation de l'homme à la nature.
ainsi donc, avec le parfait concours de nestor Almendros, Malick s'est comporté en poète, privilégiant la valeur intrinsèque des plans, composés tels des tableaux, leur charge poétique explosive et autonome, qui flamboient sur la toile de l'écran et hypnotisent le spectateur. Ce faisant, il raconte une histoire, cette relation à trois entre le propriétaire fermier, richard Gere et sa soeur, et elle prend même une dimension plus intense et déchirante à la fin, plus forte que si les ficelles plus traditionnelles avaient été utilisées.
Enfin, il y a das le cinéma de malick quelque chose de déchirant, comme une plainte, qui donne ce sentiment si magnifié par le cinéma que quelquechose a été perdu dans la relation de l'homme à la nature.
Friday, March 27, 2009
littérature et technique
Littérature et Internet
(Réaction à un article d’Antoine Compagnon repris dans letiers-livre, le blog de François Bon)
J’aimerais proposer ma propre réflexion cet intéressant article de Monsieur Compagnon, qui a mon sens pose bien les grands enjeux de la littérature en ce début de 21è siècle. La littérature : a savoir cet ensemble vaste et complexe impliquant l’écriture, le texte littéraire, les genres, la chaine du livre etc Dans son célèbre texte l’oeuvre d’art à l’heure de la reproduction technique, walter benjamin posait déja le problème, avec ce mélange d’admiration devant les prouesses de la technique, et une vraie angoisse. Le problème étant : face aux bouleversements qui affectent l’art, est- ce bien toujours de l’art ? et c’est bien cette question, à la lecture de l’article de M Compagnon, qu’on en vient à se poser : la littérature, à l’heure de la révolution numérique, reste t elle toujours bien de la littérature, ou bien change - t -elle tellement, radicalement, de nature, de forme, de mode d’être etc qu’elle devient autre chose, ne correspondant a rien de connu pendant la prestigieuse période des humanités et du "sacre de l’écrivain", fondée sur le culte de l’objet livre ? Autrement dit, cette question a le mérite de rappeler la part technique occultée pendant longtemps de la littérature, tellement occultée qu’on peut poser cette question : la littérature doit elle avoir peur de la technique. La littérature, à l’heure du règne du livre, s’appuyait sur des procédés techniques et un réseau industriel puissant , toute une chaîne de fabrication et de distribution qui contribuait a bâtir cette civilisation des lettres. La littérature s’inscrit dans la longue chaîne de l’histoire des supports d’inscription de la culture et du savoir. il n’y a pas d’écriture en soi, elle dépend toujours d’un support, qui est toujours un objet technique, avec ses caractéristiques et ses fonctionnalités propres. Simplement le livre correspond à un certain stade de la technique : mécanique entièrement. Le numérique comme nouveau support repose sur l’électronique et l’informatique. Evidemment, ce qui nous désarçonne, surtout les tenants d’une tradition lettrée, qui s’arcbouteront sur des habitudes qu’ils ont toujours connues, c’est l’ampleur et la rapidité du changement, sans précédent. On passe clairement dans un autre monde. Cela ne peut aller sans angoisses. Par ailleurs, on voit bien que le support technique n’est pas tout a fait neutre vis-à-vis du contenu. Tout nouveau média implique de nouvelles façons d’écrire et de lire, des formes et contenus nouveaux. C’est bien le cas du numérique. En l’occurence, la possibilité inouïe de la convergence des médias, qui permet de mêler texte, images animées et son. Ce qui fait dire à M. Compagnon que l’image va supplanter l’imaginaire. on remarquera aussi que les innovations technologiques peuvent aussi s’accompagner d’étranges retours en arrière. Ainsi le support numérique (la lecture sur internet) est proche du volumen plutôt que du codex. L’ebook ou le reader est précisément la tentative d’adapter le codex à la technologie numérique. Mais revenons à cette réflexion sur l’imaginaire. Il est certain que l’essence même de la littérature risque de changer car si le numérique peut donner immédiatement accès à une chose évoquée (un air de musique par exemple) alors l’écriture n’a presque plus de raison d’être. En effet, et c’est toute la réflexion de Blanchot, la littérature suppose l’absence, c’est à dire la mort. "dans la parole meurt ce qui donne vie à la parole". Inversement, l’erreur consiste à penser que l’innovation technologique menace la culture antérieure. Le livre, comme objet technique, a par exemple permis de sortir de l’oubli des auteurs de l’antiquité, dont les oeuvres de leur vivant n’étaient pas diffusées sous formes de livres. Il peut en être de même avec le numérique. La littérature au sens traditionnel, avec tout le prestige qui l’accompagne (les grands écrivains) est donc lié à un support technique bien défini : le texte écrit imprimé sur papier, c’est a dire le livre (le fameux Livre de Mallarmé) Avant l’avènement du numérique, ce support allait de soi, comme l’air qu’on respire. Désormais, il révèle ses limites, et s’avère obsolète sur bien des points...(même si le livre continue de se vendre par millions). En bref,le numérique fait accéder le texte littéraire d’un monde solide à un monde liquide (ou tout converge au lieu d’être nettement séparés), de la matière (lourde...) à l’immatériel et du temps long à l’immédiateté absolue. Quoi qu’il en soit, la littérature ne saurait avoir peur de la technique, car comme toute activité humaine, elle est elle même inscrite dans des processus et objets techniques. Elle doit prendre a bras le corps cette révolution numérique, non sans éprouver une certaine angoisse de passer d’un monde ancien à un monde inconnu.
(Réaction à un article d’Antoine Compagnon repris dans letiers-livre, le blog de François Bon)
J’aimerais proposer ma propre réflexion cet intéressant article de Monsieur Compagnon, qui a mon sens pose bien les grands enjeux de la littérature en ce début de 21è siècle. La littérature : a savoir cet ensemble vaste et complexe impliquant l’écriture, le texte littéraire, les genres, la chaine du livre etc Dans son célèbre texte l’oeuvre d’art à l’heure de la reproduction technique, walter benjamin posait déja le problème, avec ce mélange d’admiration devant les prouesses de la technique, et une vraie angoisse. Le problème étant : face aux bouleversements qui affectent l’art, est- ce bien toujours de l’art ? et c’est bien cette question, à la lecture de l’article de M Compagnon, qu’on en vient à se poser : la littérature, à l’heure de la révolution numérique, reste t elle toujours bien de la littérature, ou bien change - t -elle tellement, radicalement, de nature, de forme, de mode d’être etc qu’elle devient autre chose, ne correspondant a rien de connu pendant la prestigieuse période des humanités et du "sacre de l’écrivain", fondée sur le culte de l’objet livre ? Autrement dit, cette question a le mérite de rappeler la part technique occultée pendant longtemps de la littérature, tellement occultée qu’on peut poser cette question : la littérature doit elle avoir peur de la technique. La littérature, à l’heure du règne du livre, s’appuyait sur des procédés techniques et un réseau industriel puissant , toute une chaîne de fabrication et de distribution qui contribuait a bâtir cette civilisation des lettres. La littérature s’inscrit dans la longue chaîne de l’histoire des supports d’inscription de la culture et du savoir. il n’y a pas d’écriture en soi, elle dépend toujours d’un support, qui est toujours un objet technique, avec ses caractéristiques et ses fonctionnalités propres. Simplement le livre correspond à un certain stade de la technique : mécanique entièrement. Le numérique comme nouveau support repose sur l’électronique et l’informatique. Evidemment, ce qui nous désarçonne, surtout les tenants d’une tradition lettrée, qui s’arcbouteront sur des habitudes qu’ils ont toujours connues, c’est l’ampleur et la rapidité du changement, sans précédent. On passe clairement dans un autre monde. Cela ne peut aller sans angoisses. Par ailleurs, on voit bien que le support technique n’est pas tout a fait neutre vis-à-vis du contenu. Tout nouveau média implique de nouvelles façons d’écrire et de lire, des formes et contenus nouveaux. C’est bien le cas du numérique. En l’occurence, la possibilité inouïe de la convergence des médias, qui permet de mêler texte, images animées et son. Ce qui fait dire à M. Compagnon que l’image va supplanter l’imaginaire. on remarquera aussi que les innovations technologiques peuvent aussi s’accompagner d’étranges retours en arrière. Ainsi le support numérique (la lecture sur internet) est proche du volumen plutôt que du codex. L’ebook ou le reader est précisément la tentative d’adapter le codex à la technologie numérique. Mais revenons à cette réflexion sur l’imaginaire. Il est certain que l’essence même de la littérature risque de changer car si le numérique peut donner immédiatement accès à une chose évoquée (un air de musique par exemple) alors l’écriture n’a presque plus de raison d’être. En effet, et c’est toute la réflexion de Blanchot, la littérature suppose l’absence, c’est à dire la mort. "dans la parole meurt ce qui donne vie à la parole". Inversement, l’erreur consiste à penser que l’innovation technologique menace la culture antérieure. Le livre, comme objet technique, a par exemple permis de sortir de l’oubli des auteurs de l’antiquité, dont les oeuvres de leur vivant n’étaient pas diffusées sous formes de livres. Il peut en être de même avec le numérique. La littérature au sens traditionnel, avec tout le prestige qui l’accompagne (les grands écrivains) est donc lié à un support technique bien défini : le texte écrit imprimé sur papier, c’est a dire le livre (le fameux Livre de Mallarmé) Avant l’avènement du numérique, ce support allait de soi, comme l’air qu’on respire. Désormais, il révèle ses limites, et s’avère obsolète sur bien des points...(même si le livre continue de se vendre par millions). En bref,le numérique fait accéder le texte littéraire d’un monde solide à un monde liquide (ou tout converge au lieu d’être nettement séparés), de la matière (lourde...) à l’immatériel et du temps long à l’immédiateté absolue. Quoi qu’il en soit, la littérature ne saurait avoir peur de la technique, car comme toute activité humaine, elle est elle même inscrite dans des processus et objets techniques. Elle doit prendre a bras le corps cette révolution numérique, non sans éprouver une certaine angoisse de passer d’un monde ancien à un monde inconnu.
Wednesday, November 22, 2006
tigre en papier
Tigre en papier d’Olivier Rolin
Seuil, Fiction & Cie
Il n’est sans doute guère besoin de lire les quelques six cents romans de la rentrée littéraire pour savoir que le dernier d’Olivier Rolin, Tigre en papier, est au dessus de la mêlée. Simplement, on a affaire à un grand livre, magistral et important, qui restera : pour la force évocatrice de l’écriture, le souffle romanesque, la profondeur du propos, et aussi la synthèse qu’il propose d’un parcours à la fois politique et littéraire reflétant les contradictions et les déchirures de la société française depuis trente ans.
De ce livre qui est grandement acclamé (mais pour une fois ce n’est pas usurpé), les médias retiennent volontiers le caractère plus ou moins véridique des actes politiques décrits, à la lisière de l’attentat terroriste, correspondant au passé militant de l’auteur. On oublie pourtant l’essentiel : la littérature. Rolin ne livre pas ses mémoires mais bâtit une fiction. Le livre s’ouvre sur cette situation romanesque : le périphérique, la nuit, un homme et une femme qui se parlent à bord d’une voiture. L’homme, le narrateur, quinquagénaire, s’adresse à la fille d’un ami, surnommé Treize, mort il y a une vingtaine d’années, et lui raconte sa jeunesse militante dans l’ extrême gauche maoïste.
Avant tout, c’est la voix de cet homme, qui se répand dans la nuit, double de l’auteur, que le livre nous fait entendre, qui s’adresse à la fois à la jeune fille et à lui même (le tu), une voix irriguée par la mémoire, dont le cours heurté, tourbillonnant s’échelonne sur plusieurs niveaux de temps et brise le fil linéaire du récit. Significativement, la DS conduite par le narrateur est dénommé Remember.
L’enjeu idéologique, philosophique de ce dialogue, qui d’ailleurs est plutôt un monologue tant la jeune fille reste quasi mutique, paraît clair : il s’agit de témoigner d’un monde et d’une époque à jamais disparus sur les lieux même de cette disparition : Paris ; et à bien des égards la ballade sur le périph est une quête « des ombres d’un Paris qui n’existe plus ». De là l’insistance première sur les mutations techniques, révélateurs du changement, car Rolin parle d’un temps où n’existaient ni Internet, ni les portables, ni les ordinateurs. Le postulat du livre c’est qu’en une trentaine d’années il y a eu un tel changement de civilisation que la jeunesse du narrateur semble appartenir à un temps très reculé, en partie effacé ; de là, dans le texte, toutes les formules en incise (questions, adverbes etc.) qui traduisent une incertitude généralisée entourant les détails d’un passé devenu flou. Rolin met évidemment en scène, à travers ses deux personnages, un dialogue des générations, ce qui double le texte d’un autre enjeu : celui d’une transmission, transmission d’une expérience plutôt ratée, ou plutôt « transmission de l’intransmissible » ainsi que Blanchot définit la littérature. Mais peut être existe-t-il un tel fossé entre ces deux êtres qu’elle ne peut même pas entendre ce qu’il lui dit, ne serait ce qu’avoir idée de son époque à lui.
Au fond, Olivier Rolin nous livre dès les premières lignes l’une des clés de son roman : « la mélancolie historique, tu l’as tétée avec le lait de ta mère ». Voilà qui définit bien le climat qui baigne le livre. Tigre en papier est en effet un livre puissamment mélancolique, mais une mélancolie qui s’applique non pas aux problèmes personnels mais à la sphère politique, une mélancolie du nous plus que du je (ou d’un je en tant qu’il fait partie d’un nous). De ce point de vue, le livre s’inscrit dans un certain héritage tant la mélancolie historique est spécifique à l‘histoire littéraire française. Il s’agit d’un sentiment proprement romantique inconcevable sans la Révolution française. Intimement lié aux grandes périodes de fracture historique, à partir desquelles on prend conscience d’un avant et d’un après, il correspond au sentiment tragique du temps. C’est la fameuse « poésie des ruines », dont Tigre en papier n’est pas exempt. En tout cas, cet état d’esprit a partie liée avec l’idée même de révolution, qui est l’une des grandes figures déclinées par le livre, la grande Arlésienne, « celle qu’on n’espère plus et qu’on attend ».
Tigre en papier est donc un livre à la fois extrêmement politique et extrêmement littéraire, les deux dimensions n’étant pas séparées mais consubstantiels. Rolin nous parle d’un temps où la littérature éclairait l’action et inversement. Ce n’est pas la moindre force de ce roman que d’être pétri de culture littéraire, plus exactement d’être hanté par la littérature ( à un moment, Rolin parle de « récit des spectres »). Tigre en papier est un livre fait des autres livres, des autres phrases, des autres mots, des autres écrivains. Rolin s’assume comme écrivain français, reconnaît un héritage et ses dettes, à l’heure où beaucoup d’autres ne partent que de leur personne comme s’ils étaient né de rien. Les écrivains admirés en l’occurrence sont ceux qui, de façon très romantique, ont su concilier l’action et l’écriture, qui ont pris les armes et la plume. J’aurais été soldat si je n’avais été poète a dit Hugo. Plus encore, l’auteur traite certaines scènes du livre comme des reprise évidentes de passages célèbres du patrimoine littéraire. Je pense au dîner des retrouvailles dans un bar de Belleville avec des amis gauchistes qui est un décalque parfait d’une scène canonique du Temps retrouvé. Par cette façon de relier une scène de vie à une autre scène de la littérature, de soumettre cet épisode à un procédé a priori artificiel d’intertextualité, Rolin témoigne de son ambition d’imbriquer l’une dans l’autre la vie et la littérature. C’est que Tigre en papier n’a pas peur de prendre la littérature très au sérieux.
Dans la perspective du livre, Il est un point où politique et littérature se rencontrent, c’est l’Histoire, ambiguïté que l’on retrouve jusque dans le jeu de mot : l’Histoire des hommes et celle racontée par le romancier. De fait, le roman est la chronique cocasse et désabusée d’une génération qui a passionnément aimé l’histoire, qui l’a vénérée et a voulu se mesurer à elle. Plus encore, cette jeunesse a rêvé d’héroïsme, qui est la grande valeur de l’histoire, que Rolin définit ainsi : « cette part de l’humanité qui se mesure aux dieux ».
Mais voilà le rêve ne s’est jamais réalisé, il a même sacrément échoué. La mélancolie historique tient non pas tant à cet échec qu’au discrédit dans lequel est tombé l’héroïsme, dans une époque plus volontiers encline au cynisme et uniquement soucieuse de confort personnel et de bonheur consumériste. Post modernité et hédonisme font-ils bon ménage avec l’héroïsme ? Au fond, le livre dit en creux ce qui s’est passé en l’espace de quelques trente années : on est passé « du temps de l’histoire au règne de l’argent ». Telle est bien la mutation fondamentale affectant tous les champs de la société, y compris l’humanité elle-même. Or Rolin n’expose pas des thèses toutes générales, il met en place un dispositif esthétique, romanesque pour incarner son propos : le périphérique parisien sur lequel roule la vieille DS Remember conduite par le narrateur. Autrement dit, la révolution n’est pas celle qu’on attendait : au lieu de la grande rupture historique, on a la rotation périodique d’une voiture autour de son axe. Telle est l’ironie de l’histoire, versant corollaire de la mélancolie. Magnifique et saisissante image d’un temps arrêté, stoppé.
Au fond, la mélancolie historique atteste d’une crise majeure de la temporalité. Un temps qui tourne en rond, qui n’avance plus. Comme le dit le narrateur, l’argent roi a institué un présent permanent , c’est-à-dire « l’éternité de pacotille de la pub », à laquelle est sans nuance renvoyée la fille de Treize (il faut dire que par moments on l’imagine sortir tout droit de Loft Story). Ce qui s’est perdu, c’est le lien organique entre le présent et le passé qu’autorisait un temps vécu comme un chaîne cohérente. Le présent absolu d’aujourd’hui contraste avec le « présent modeste » d’antan. Si le rapport à la littérature comptait autant pour sa génération, c’est précisément parce qu’il permettait d’inscrire le présent dans une perspective beaucoup plus vaste, dans une « histoire » : « le monde dans lequel vous viviez était comme approfondi, transfiguré par une puissance qui reliait chaque événement, chaque individu à toute une chaîne d’anciens événements, et d’individus plus grands, plus tragiques ». Désormais la chaîne et les grands récits ont laissé place à un ensemble discontinu et désarticulé, « un montage sans queue ni tête de lieux communs ».La littérature n’est plus « opératoire », ne fournit plus de modèles ainsi que le prouve l’exemple de la jeune fille qui affiche sans complexe une inculture remarquable.
Là encore, Rolin confère à ses idées une forme visuelle et romanesque très efficace, qui devient même principe d’écriture : ce montage désordonné et cette éternité de pacotille, c’est évidemment ce périphérique bardés de publicités criardes et clignotantes, comme dans un film de Godard, comme s’il représentait l’horizon indépassable de notre temps (pensons à ce très beau passage, où le narrateur exprime cette idée qu’on a construit le périphérique pour enfermer Paris et contenir les énergies révolutionnaires dont cette ville est porteuse).
Pour autant, on ne saurait soutenir que Tigre en papier est porté par un sentiment nostalgique et réactionnaire comme l’attitude dédaigneuse du narrateur à l’égard de la jeune fille pourrait le laisser croire. Certes, il y a une exécration de l’époque contemporaine, mais elle ne s’accompagne pas d’une idéalisation du bon vieux temps militant, et la mélancolie est contrebalancée par l’ironie, parfois féroce. Car Rolin porte un regard sans concession ni indulgence sur les errements d’alors dont a pu se rendre coupable sa jeunesse. Toute la dimension ironique du livre, qu’on trouve dans le titre même, tient au décalage entre la foi dans l’héroïsme et la réalité misérable des faits. Tel est l’échec politique du maoïsme en France que nous raconte Rolin, et qui est comme l’illustration de ce principe de Marx : « un grand événement a toujours lieu deux fois : une première fois en tragédie, une deuxième fois en comédie ». De là la tension, tout au long du livre, entre le sublime et le grotesque, le ridicule et le beau, les héros et les clown. De fait l’évocation de quelques coups tordus est franchement cocasse, tel l’enlèvement du PDG d’Atofram, l’ex général Chalais, introduit de force dans une grosse malle. Même la mort de Treize, qui fait une chute mortelle de la tour Saint Sulpice un soir de beuverie, est emblématique. Tigre en papier est l’histoire de gens qui ont rêvé d’atteindre les étoiles et sont tombés le nez dans le caniveau. Le livre des lendemains de gueule de bois après les jours d’ivresse de l’Histoire.
Pour finir, il faut peut être revenir à la littérature. Rolin ne livre pas un témoignage historique sur son engagement politique de jeunesse mais a choisi la fiction. Car ce qui importe ici, ce n’est pas tant le passé en tant que tel que la distance qui en sépare, l’écriture n’étant que le mouvement qui vient l’occuper. De là cette voix ruminante, hésitante, marquée par les incertitudes et les oublis, peut être même falsificatrice par moment : « il ne faut pas croire tout ce que je raconte. Et ce n’est pas que je cherche à dissimuler, à déformer quoi que ce soit : c’est que ma mémoire n’est plus que dissimulation et déformation ». Voilà pourquoi Rolin choisit la littérature, c’est-à-dire la beauté, alors même que cette valeur était répudiée jadis pour connotation bourgeoise ; désormais sur les ruines d’un temps révolu fleurit un style enchanteur et magique, une langue plus belle et splendide que jamais, qui tend à la poésie, que ce soit la description d’un orage à Saigon ou des lumières de Paris. Tigre en papier raconte l’histoire d’un militant politique qui devient écrivain, ou encore comment l’échec de l’activisme politique laisse place au triomphe de la littérature.
Seuil, Fiction & Cie
Il n’est sans doute guère besoin de lire les quelques six cents romans de la rentrée littéraire pour savoir que le dernier d’Olivier Rolin, Tigre en papier, est au dessus de la mêlée. Simplement, on a affaire à un grand livre, magistral et important, qui restera : pour la force évocatrice de l’écriture, le souffle romanesque, la profondeur du propos, et aussi la synthèse qu’il propose d’un parcours à la fois politique et littéraire reflétant les contradictions et les déchirures de la société française depuis trente ans.
De ce livre qui est grandement acclamé (mais pour une fois ce n’est pas usurpé), les médias retiennent volontiers le caractère plus ou moins véridique des actes politiques décrits, à la lisière de l’attentat terroriste, correspondant au passé militant de l’auteur. On oublie pourtant l’essentiel : la littérature. Rolin ne livre pas ses mémoires mais bâtit une fiction. Le livre s’ouvre sur cette situation romanesque : le périphérique, la nuit, un homme et une femme qui se parlent à bord d’une voiture. L’homme, le narrateur, quinquagénaire, s’adresse à la fille d’un ami, surnommé Treize, mort il y a une vingtaine d’années, et lui raconte sa jeunesse militante dans l’ extrême gauche maoïste.
Avant tout, c’est la voix de cet homme, qui se répand dans la nuit, double de l’auteur, que le livre nous fait entendre, qui s’adresse à la fois à la jeune fille et à lui même (le tu), une voix irriguée par la mémoire, dont le cours heurté, tourbillonnant s’échelonne sur plusieurs niveaux de temps et brise le fil linéaire du récit. Significativement, la DS conduite par le narrateur est dénommé Remember.
L’enjeu idéologique, philosophique de ce dialogue, qui d’ailleurs est plutôt un monologue tant la jeune fille reste quasi mutique, paraît clair : il s’agit de témoigner d’un monde et d’une époque à jamais disparus sur les lieux même de cette disparition : Paris ; et à bien des égards la ballade sur le périph est une quête « des ombres d’un Paris qui n’existe plus ». De là l’insistance première sur les mutations techniques, révélateurs du changement, car Rolin parle d’un temps où n’existaient ni Internet, ni les portables, ni les ordinateurs. Le postulat du livre c’est qu’en une trentaine d’années il y a eu un tel changement de civilisation que la jeunesse du narrateur semble appartenir à un temps très reculé, en partie effacé ; de là, dans le texte, toutes les formules en incise (questions, adverbes etc.) qui traduisent une incertitude généralisée entourant les détails d’un passé devenu flou. Rolin met évidemment en scène, à travers ses deux personnages, un dialogue des générations, ce qui double le texte d’un autre enjeu : celui d’une transmission, transmission d’une expérience plutôt ratée, ou plutôt « transmission de l’intransmissible » ainsi que Blanchot définit la littérature. Mais peut être existe-t-il un tel fossé entre ces deux êtres qu’elle ne peut même pas entendre ce qu’il lui dit, ne serait ce qu’avoir idée de son époque à lui.
Au fond, Olivier Rolin nous livre dès les premières lignes l’une des clés de son roman : « la mélancolie historique, tu l’as tétée avec le lait de ta mère ». Voilà qui définit bien le climat qui baigne le livre. Tigre en papier est en effet un livre puissamment mélancolique, mais une mélancolie qui s’applique non pas aux problèmes personnels mais à la sphère politique, une mélancolie du nous plus que du je (ou d’un je en tant qu’il fait partie d’un nous). De ce point de vue, le livre s’inscrit dans un certain héritage tant la mélancolie historique est spécifique à l‘histoire littéraire française. Il s’agit d’un sentiment proprement romantique inconcevable sans la Révolution française. Intimement lié aux grandes périodes de fracture historique, à partir desquelles on prend conscience d’un avant et d’un après, il correspond au sentiment tragique du temps. C’est la fameuse « poésie des ruines », dont Tigre en papier n’est pas exempt. En tout cas, cet état d’esprit a partie liée avec l’idée même de révolution, qui est l’une des grandes figures déclinées par le livre, la grande Arlésienne, « celle qu’on n’espère plus et qu’on attend ».
Tigre en papier est donc un livre à la fois extrêmement politique et extrêmement littéraire, les deux dimensions n’étant pas séparées mais consubstantiels. Rolin nous parle d’un temps où la littérature éclairait l’action et inversement. Ce n’est pas la moindre force de ce roman que d’être pétri de culture littéraire, plus exactement d’être hanté par la littérature ( à un moment, Rolin parle de « récit des spectres »). Tigre en papier est un livre fait des autres livres, des autres phrases, des autres mots, des autres écrivains. Rolin s’assume comme écrivain français, reconnaît un héritage et ses dettes, à l’heure où beaucoup d’autres ne partent que de leur personne comme s’ils étaient né de rien. Les écrivains admirés en l’occurrence sont ceux qui, de façon très romantique, ont su concilier l’action et l’écriture, qui ont pris les armes et la plume. J’aurais été soldat si je n’avais été poète a dit Hugo. Plus encore, l’auteur traite certaines scènes du livre comme des reprise évidentes de passages célèbres du patrimoine littéraire. Je pense au dîner des retrouvailles dans un bar de Belleville avec des amis gauchistes qui est un décalque parfait d’une scène canonique du Temps retrouvé. Par cette façon de relier une scène de vie à une autre scène de la littérature, de soumettre cet épisode à un procédé a priori artificiel d’intertextualité, Rolin témoigne de son ambition d’imbriquer l’une dans l’autre la vie et la littérature. C’est que Tigre en papier n’a pas peur de prendre la littérature très au sérieux.
Dans la perspective du livre, Il est un point où politique et littérature se rencontrent, c’est l’Histoire, ambiguïté que l’on retrouve jusque dans le jeu de mot : l’Histoire des hommes et celle racontée par le romancier. De fait, le roman est la chronique cocasse et désabusée d’une génération qui a passionnément aimé l’histoire, qui l’a vénérée et a voulu se mesurer à elle. Plus encore, cette jeunesse a rêvé d’héroïsme, qui est la grande valeur de l’histoire, que Rolin définit ainsi : « cette part de l’humanité qui se mesure aux dieux ».
Mais voilà le rêve ne s’est jamais réalisé, il a même sacrément échoué. La mélancolie historique tient non pas tant à cet échec qu’au discrédit dans lequel est tombé l’héroïsme, dans une époque plus volontiers encline au cynisme et uniquement soucieuse de confort personnel et de bonheur consumériste. Post modernité et hédonisme font-ils bon ménage avec l’héroïsme ? Au fond, le livre dit en creux ce qui s’est passé en l’espace de quelques trente années : on est passé « du temps de l’histoire au règne de l’argent ». Telle est bien la mutation fondamentale affectant tous les champs de la société, y compris l’humanité elle-même. Or Rolin n’expose pas des thèses toutes générales, il met en place un dispositif esthétique, romanesque pour incarner son propos : le périphérique parisien sur lequel roule la vieille DS Remember conduite par le narrateur. Autrement dit, la révolution n’est pas celle qu’on attendait : au lieu de la grande rupture historique, on a la rotation périodique d’une voiture autour de son axe. Telle est l’ironie de l’histoire, versant corollaire de la mélancolie. Magnifique et saisissante image d’un temps arrêté, stoppé.
Au fond, la mélancolie historique atteste d’une crise majeure de la temporalité. Un temps qui tourne en rond, qui n’avance plus. Comme le dit le narrateur, l’argent roi a institué un présent permanent , c’est-à-dire « l’éternité de pacotille de la pub », à laquelle est sans nuance renvoyée la fille de Treize (il faut dire que par moments on l’imagine sortir tout droit de Loft Story). Ce qui s’est perdu, c’est le lien organique entre le présent et le passé qu’autorisait un temps vécu comme un chaîne cohérente. Le présent absolu d’aujourd’hui contraste avec le « présent modeste » d’antan. Si le rapport à la littérature comptait autant pour sa génération, c’est précisément parce qu’il permettait d’inscrire le présent dans une perspective beaucoup plus vaste, dans une « histoire » : « le monde dans lequel vous viviez était comme approfondi, transfiguré par une puissance qui reliait chaque événement, chaque individu à toute une chaîne d’anciens événements, et d’individus plus grands, plus tragiques ». Désormais la chaîne et les grands récits ont laissé place à un ensemble discontinu et désarticulé, « un montage sans queue ni tête de lieux communs ».La littérature n’est plus « opératoire », ne fournit plus de modèles ainsi que le prouve l’exemple de la jeune fille qui affiche sans complexe une inculture remarquable.
Là encore, Rolin confère à ses idées une forme visuelle et romanesque très efficace, qui devient même principe d’écriture : ce montage désordonné et cette éternité de pacotille, c’est évidemment ce périphérique bardés de publicités criardes et clignotantes, comme dans un film de Godard, comme s’il représentait l’horizon indépassable de notre temps (pensons à ce très beau passage, où le narrateur exprime cette idée qu’on a construit le périphérique pour enfermer Paris et contenir les énergies révolutionnaires dont cette ville est porteuse).
Pour autant, on ne saurait soutenir que Tigre en papier est porté par un sentiment nostalgique et réactionnaire comme l’attitude dédaigneuse du narrateur à l’égard de la jeune fille pourrait le laisser croire. Certes, il y a une exécration de l’époque contemporaine, mais elle ne s’accompagne pas d’une idéalisation du bon vieux temps militant, et la mélancolie est contrebalancée par l’ironie, parfois féroce. Car Rolin porte un regard sans concession ni indulgence sur les errements d’alors dont a pu se rendre coupable sa jeunesse. Toute la dimension ironique du livre, qu’on trouve dans le titre même, tient au décalage entre la foi dans l’héroïsme et la réalité misérable des faits. Tel est l’échec politique du maoïsme en France que nous raconte Rolin, et qui est comme l’illustration de ce principe de Marx : « un grand événement a toujours lieu deux fois : une première fois en tragédie, une deuxième fois en comédie ». De là la tension, tout au long du livre, entre le sublime et le grotesque, le ridicule et le beau, les héros et les clown. De fait l’évocation de quelques coups tordus est franchement cocasse, tel l’enlèvement du PDG d’Atofram, l’ex général Chalais, introduit de force dans une grosse malle. Même la mort de Treize, qui fait une chute mortelle de la tour Saint Sulpice un soir de beuverie, est emblématique. Tigre en papier est l’histoire de gens qui ont rêvé d’atteindre les étoiles et sont tombés le nez dans le caniveau. Le livre des lendemains de gueule de bois après les jours d’ivresse de l’Histoire.
Pour finir, il faut peut être revenir à la littérature. Rolin ne livre pas un témoignage historique sur son engagement politique de jeunesse mais a choisi la fiction. Car ce qui importe ici, ce n’est pas tant le passé en tant que tel que la distance qui en sépare, l’écriture n’étant que le mouvement qui vient l’occuper. De là cette voix ruminante, hésitante, marquée par les incertitudes et les oublis, peut être même falsificatrice par moment : « il ne faut pas croire tout ce que je raconte. Et ce n’est pas que je cherche à dissimuler, à déformer quoi que ce soit : c’est que ma mémoire n’est plus que dissimulation et déformation ». Voilà pourquoi Rolin choisit la littérature, c’est-à-dire la beauté, alors même que cette valeur était répudiée jadis pour connotation bourgeoise ; désormais sur les ruines d’un temps révolu fleurit un style enchanteur et magique, une langue plus belle et splendide que jamais, qui tend à la poésie, que ce soit la description d’un orage à Saigon ou des lumières de Paris. Tigre en papier raconte l’histoire d’un militant politique qui devient écrivain, ou encore comment l’échec de l’activisme politique laisse place au triomphe de la littérature.
Friday, April 07, 2006
Les anneaux de Saturne de Sebald (Folio, Gallimard)
Présenté comme livre inclassable, entre l’essai, l’autobiographie, l’érudition, les anneaux de saturne est surtout un livre mouvant, instable et incertain ; un livre « émigrant », parcouru de migrations internes (et externes), intertextuelles, tissé de tout un réseau subtil et savant d’échos, d’associations d’idées, de correspondances, entre la petite histoire et la grande Histoire, le souvenir personnel et les éléments de la Culture universelle. Le livre fourmille d’histoires, de situations, d’idées, de citations a priori fort hétéroclites, ou du moins reliés par des associations contingentes ou des enchainement hasardeux. C’est qu’il y a toujours lien. Par exemple : une voie de chemin de fer abandonnée dans un coin reculé d’Angleterre amène l’auteur à évoquer l’histoire d’une famille impériale chinoise sous prétexte que les wagons destinés à ce chemin de fer devaient initialement être livrés à l’empereur de Chine. C’est un lien fondé sur le principe de l’enchaînement ouvert et arbitraire, théoriquement infini, d’une séquence logique tel le marabout-bout de ficelle-selle de cheval etc.
Il s’agit d’une démarche pleinement littéraire en ce sens qu’elle se fonde sur l’exercice de la marche. La marche précède et conditionne l’écriture, activité en elle même comparable à la marche de même que la lecture). C’est que la marche favorise, voire engendre, un certain état intérieur, prôche de la rêverie : une pensée libre, ouverte à tous les vents, sinueuse, zigzaguante, préférant les sentiers de traverses aux itinéraires balisées, aux voies imposées ; une pensée poreuse, disponible. Il y a chez Sebald une confiance allègre dans l’imprévu, l’inconnu, le hasard, qui n’est pas sans effet roboratif sur le lecteur.
Le physique conditionne le mental, le corps l’âme : l’un et l’autre voyagent…précisément, c’est la marche qui, au hasard des rencontres et découvertes, offre à la pensée une matière inépuisable, qui virtuellement embrasse l’histoire humaine universelle : c’est l’infini dans un coin paumé d’Angleterre.
Ce qui est étonnant, c’est que Sebald, le narrateur-marcheur, parle très peu de lui, demeurant constamment éffacé, fantomatique.il s’efface devant les autres, morts ou vivants ( et c’est pourquoi il s’agit d’une littérature vraiment généreuse). Il est une sorte de pur marcheur, une sorte de conscience poreuse, réceptive, disponible à l’autre et aux événements ; une conscience presque vide.
Cet effacement de soi conjugué à l’évocation des différents personnages croisés dans le livre, sur le chemin de la lecture, finit par former une sorte d’homme universel, un grand soi, selon une idée fort borgésienne.. Les frontières ne sont plus bien nettes entre soi et les autres, entre les morts et les vivants, et au fond dans l’histoire humaine tout a déjà été vécu de tout temps et ne cesse de se répéter. Tel est l’un des fils secrets qui relient ces éléments si hétéroclites.
Présenté comme livre inclassable, entre l’essai, l’autobiographie, l’érudition, les anneaux de saturne est surtout un livre mouvant, instable et incertain ; un livre « émigrant », parcouru de migrations internes (et externes), intertextuelles, tissé de tout un réseau subtil et savant d’échos, d’associations d’idées, de correspondances, entre la petite histoire et la grande Histoire, le souvenir personnel et les éléments de la Culture universelle. Le livre fourmille d’histoires, de situations, d’idées, de citations a priori fort hétéroclites, ou du moins reliés par des associations contingentes ou des enchainement hasardeux. C’est qu’il y a toujours lien. Par exemple : une voie de chemin de fer abandonnée dans un coin reculé d’Angleterre amène l’auteur à évoquer l’histoire d’une famille impériale chinoise sous prétexte que les wagons destinés à ce chemin de fer devaient initialement être livrés à l’empereur de Chine. C’est un lien fondé sur le principe de l’enchaînement ouvert et arbitraire, théoriquement infini, d’une séquence logique tel le marabout-bout de ficelle-selle de cheval etc.
Il s’agit d’une démarche pleinement littéraire en ce sens qu’elle se fonde sur l’exercice de la marche. La marche précède et conditionne l’écriture, activité en elle même comparable à la marche de même que la lecture). C’est que la marche favorise, voire engendre, un certain état intérieur, prôche de la rêverie : une pensée libre, ouverte à tous les vents, sinueuse, zigzaguante, préférant les sentiers de traverses aux itinéraires balisées, aux voies imposées ; une pensée poreuse, disponible. Il y a chez Sebald une confiance allègre dans l’imprévu, l’inconnu, le hasard, qui n’est pas sans effet roboratif sur le lecteur.
Le physique conditionne le mental, le corps l’âme : l’un et l’autre voyagent…précisément, c’est la marche qui, au hasard des rencontres et découvertes, offre à la pensée une matière inépuisable, qui virtuellement embrasse l’histoire humaine universelle : c’est l’infini dans un coin paumé d’Angleterre.
Ce qui est étonnant, c’est que Sebald, le narrateur-marcheur, parle très peu de lui, demeurant constamment éffacé, fantomatique.il s’efface devant les autres, morts ou vivants ( et c’est pourquoi il s’agit d’une littérature vraiment généreuse). Il est une sorte de pur marcheur, une sorte de conscience poreuse, réceptive, disponible à l’autre et aux événements ; une conscience presque vide.
Cet effacement de soi conjugué à l’évocation des différents personnages croisés dans le livre, sur le chemin de la lecture, finit par former une sorte d’homme universel, un grand soi, selon une idée fort borgésienne.. Les frontières ne sont plus bien nettes entre soi et les autres, entre les morts et les vivants, et au fond dans l’histoire humaine tout a déjà été vécu de tout temps et ne cesse de se répéter. Tel est l’un des fils secrets qui relient ces éléments si hétéroclites.
le sourire
Le Sourire
De Patrick Drevet
Le dernier livre de Patrick Drevet Le Sourire marque à la fois une continuité et une rupture par rapport à ses livres précédents. Rupture car pour la première fois, dans le cadre d’un texte long, Drevet délaisse le genre du roman ou du récit. Continuité car le sourire est une étude qui ne fait que poursuivre et amplifier ce qui a été entrepris avec ses petites études sur le désir de voir. Plus encore, Le sourire ne fait que radicaliser la démarche et l’écriture drevetienne : un goût de l’étude, une passion de l’analyse, une joie de la description. Ici, Drevet dépouille son écriture de toute la part anecdotique et conventionnelle nécessaire au genre romanesque(personnages, noms, intrigue …), ce qu’il avait déjà tendance à faire dans ses romans, pour ne se consacrer qu’à l’essentiel. L’essentiel, c’est-à-dire la manière dont une conscience, incarnée dans un corps, perçoit au plus près le monde, les hommes et les choses qui l’entourent mais aussi la manière dont les mots peuvent traduire cette perception. Il y a chez cet écrivain une vocation presque scientifique de l’écriture, ou dumoins didactique, une fonction de recherche : à partir d’observations très concrètes, dégager quelques lois et aboutir à des connaissances ; plus précisément traduire et éclaircir certaines modalités de notre relation fondamentale au monde. A ce titre, Le Sourire est symptomatique de la quête drevetienne. Drevet s’empare d’un motif a priori banal, le sourire, et tente de le décrire, sous ses différentes formes, et de le définir ; Le sourire comme expression constitutive de l’humain. Il y a au cœur même de l’écriture une quête de l’indicible. En effet, Drevet commence par indiquer que le sourire se donne comme une énigme, qu’il échappe à toute explication et « qu’il se dérobe toujours ».
Pour mener cette entreprise impossible, Drevet va s’appuyer comme à son habitude sur une sorte de relevé topographique extrêmement précis. En trente chapitres, sont passés en revue les différentes modalités ou manifestations du sourire, les diverses significations qu’il revêt dans tel contexte particulier, à travers les cultures et les époques. Il y a le sourire dans l’art (la peinture avec Mona Lisa, la sculpture avec l’ange de Reims, le cinéma avec Le Miroir de Tarkovski, l’art grec…) et le sourire dans la vie réelle : le sourire du bébé, de l’enfant, du vieillard, le sourire des amants, du traître, de l’ambitieux, du mourant.
De plus, le sourire est décrit aussi bien du point de vue de l’intérieur que de l’extérieur, du dehors que du dedans : le sourire que l’on fait soi-même et le sourire qu’on observe chez l’autre.
Il n’est pas étonnant que le motif du sourire ait à ce point retenu l’attention de Patrick Drevet. Il est exemplairement révélateur de sa pensée et de sa vision du monde. En effet, il est avant toute chose un signe d’ouverture magnifique au monde et aux autres. Il établit une jonction magique entre l’intérieur et l’extérieur, le visible et l’invisible, le spirituel et le matériel. Surtout, au plus près de la thématique chère à l’auteur, le sourire est « la manifestation la plus patente de l’altérité c’est-à-dire de ce qui est indissociablement lié à un être et reste en lui aussi imprévisible qu’ingouvernable ». Or toute l’œuvre de Drevet peut être comprise comme une tentative d’atteindre cette altérité qui est d’abord une singularité.
C’est dire que, au moyen d’observations très concrètes, recensées avec une précision confinant à la maniaquerie, pour la formulations desquelles Drevet trouve toujours les mots les plus adéquats, l’auteur atteint ce qu’on pourrait appeler une « métaphysique du sourire » car comme il l’écrit dans le chapitre « Effervescence », où il évoque le sourire d’un élève qu’il a eu il y a longtemps, le sourire « est une manifestation cruciale de l’expérience humaine, aussi constitutive que symptomatique du sens de notre aventure sur la terre. »
Jalon important dans l’œuvre déjà riche de Drevet, livre emblématique, Le Sourire apparaît comme un livre modeste et ambitieux, discret et essentiel. Indifférent aux signes d’une modernité agressive, à la domination étouffante de la technique, cet écrivain rare et important, dans ce dernier texte comme dans les autres, ne s’intéresse qu’au fond originel de notre vie, et de notre relation au monde, c’est à dire à ce qui reste fondamentalement humain. De là le coté intemporel, a-politique de l’œuvre de Drevet. En tout cas ,ce n’est pas la moindre grandeur de cet auteur de confier à la littérature sa vocation la plus haute, ontologique : jeter une lumière , par les mots, sur le sens de notre existence terrestre.
LE SOURIRE, de Patrick Drevet, Gallimard.
De Patrick Drevet
Le dernier livre de Patrick Drevet Le Sourire marque à la fois une continuité et une rupture par rapport à ses livres précédents. Rupture car pour la première fois, dans le cadre d’un texte long, Drevet délaisse le genre du roman ou du récit. Continuité car le sourire est une étude qui ne fait que poursuivre et amplifier ce qui a été entrepris avec ses petites études sur le désir de voir. Plus encore, Le sourire ne fait que radicaliser la démarche et l’écriture drevetienne : un goût de l’étude, une passion de l’analyse, une joie de la description. Ici, Drevet dépouille son écriture de toute la part anecdotique et conventionnelle nécessaire au genre romanesque(personnages, noms, intrigue …), ce qu’il avait déjà tendance à faire dans ses romans, pour ne se consacrer qu’à l’essentiel. L’essentiel, c’est-à-dire la manière dont une conscience, incarnée dans un corps, perçoit au plus près le monde, les hommes et les choses qui l’entourent mais aussi la manière dont les mots peuvent traduire cette perception. Il y a chez cet écrivain une vocation presque scientifique de l’écriture, ou dumoins didactique, une fonction de recherche : à partir d’observations très concrètes, dégager quelques lois et aboutir à des connaissances ; plus précisément traduire et éclaircir certaines modalités de notre relation fondamentale au monde. A ce titre, Le Sourire est symptomatique de la quête drevetienne. Drevet s’empare d’un motif a priori banal, le sourire, et tente de le décrire, sous ses différentes formes, et de le définir ; Le sourire comme expression constitutive de l’humain. Il y a au cœur même de l’écriture une quête de l’indicible. En effet, Drevet commence par indiquer que le sourire se donne comme une énigme, qu’il échappe à toute explication et « qu’il se dérobe toujours ».
Pour mener cette entreprise impossible, Drevet va s’appuyer comme à son habitude sur une sorte de relevé topographique extrêmement précis. En trente chapitres, sont passés en revue les différentes modalités ou manifestations du sourire, les diverses significations qu’il revêt dans tel contexte particulier, à travers les cultures et les époques. Il y a le sourire dans l’art (la peinture avec Mona Lisa, la sculpture avec l’ange de Reims, le cinéma avec Le Miroir de Tarkovski, l’art grec…) et le sourire dans la vie réelle : le sourire du bébé, de l’enfant, du vieillard, le sourire des amants, du traître, de l’ambitieux, du mourant.
De plus, le sourire est décrit aussi bien du point de vue de l’intérieur que de l’extérieur, du dehors que du dedans : le sourire que l’on fait soi-même et le sourire qu’on observe chez l’autre.
Il n’est pas étonnant que le motif du sourire ait à ce point retenu l’attention de Patrick Drevet. Il est exemplairement révélateur de sa pensée et de sa vision du monde. En effet, il est avant toute chose un signe d’ouverture magnifique au monde et aux autres. Il établit une jonction magique entre l’intérieur et l’extérieur, le visible et l’invisible, le spirituel et le matériel. Surtout, au plus près de la thématique chère à l’auteur, le sourire est « la manifestation la plus patente de l’altérité c’est-à-dire de ce qui est indissociablement lié à un être et reste en lui aussi imprévisible qu’ingouvernable ». Or toute l’œuvre de Drevet peut être comprise comme une tentative d’atteindre cette altérité qui est d’abord une singularité.
C’est dire que, au moyen d’observations très concrètes, recensées avec une précision confinant à la maniaquerie, pour la formulations desquelles Drevet trouve toujours les mots les plus adéquats, l’auteur atteint ce qu’on pourrait appeler une « métaphysique du sourire » car comme il l’écrit dans le chapitre « Effervescence », où il évoque le sourire d’un élève qu’il a eu il y a longtemps, le sourire « est une manifestation cruciale de l’expérience humaine, aussi constitutive que symptomatique du sens de notre aventure sur la terre. »
Jalon important dans l’œuvre déjà riche de Drevet, livre emblématique, Le Sourire apparaît comme un livre modeste et ambitieux, discret et essentiel. Indifférent aux signes d’une modernité agressive, à la domination étouffante de la technique, cet écrivain rare et important, dans ce dernier texte comme dans les autres, ne s’intéresse qu’au fond originel de notre vie, et de notre relation au monde, c’est à dire à ce qui reste fondamentalement humain. De là le coté intemporel, a-politique de l’œuvre de Drevet. En tout cas ,ce n’est pas la moindre grandeur de cet auteur de confier à la littérature sa vocation la plus haute, ontologique : jeter une lumière , par les mots, sur le sens de notre existence terrestre.
LE SOURIRE, de Patrick Drevet, Gallimard.
Wednesday, February 01, 2006
Pasolini par rené de Ceccaty
PASOLINI par René de Ceccaty (folio, biographies)
Pasolini appartient à cette catégorie d’artistes qui appellent fatalement la biographie tant dans son cas la vie paraît parfois aussi forte et fascinante que l’œuvre.
Dans une belle biographie publiée chez Folio (dans le cadre d’une nouvelle collection), René de Ceccaty commence d’ailleurs par ce constat : Pasolini c’est d’abord « un destin ». Un destin absolument exceptionnel, marqué par une créativité sidérante et une faculté à susciter le scandale et achevé tragiquement par une mort violente prés d’une plage, meurtre resté mystérieux (complot politique ou meurtre crapuleux ?). Ce qui n’a pas peu contribué à bâtir une sorte de légende noire et sulfureuse autour de Pasolini, d’autant que cette mort semble être un peu à l’image de sa vie et pourrait sortir de son imagination, faisant de Pasolini lui même un personnage tragique très pasolinien. Il incarne la figure de l’artiste paria et martyr.
L’intérêt premier d’un travail biographique, c’est bien sur de se déprendre des accents mythiques de cette vie « brève et pleine », de démythifier Pasolini afin de saisir ce parcours dans son processus de formation et d’accomplissement.
A ce titre, la biographie de Ceccaty est très littéraire plutôt qu’ à l’américaine. Elle ne suit pas toujours platement le fil chronologique, préférant une solution mixte mi-chronologique mi-thématique et vise à saisir la cohérence de cette vie à la lumière des œuvres et des textes plutôt que s’en tenir aux seuls faits. A ce titre, reconnaissons que le travail de Ceccaty reste pudique, loin des détails scabreux ou croustillants qu’une certaine curiosité pourrait appeler.
Le fil conducteur de l’approche proposé par Ceccaty, c’est la singularité absolue et irréductible de Pasolini, prouvée par l’emploi de l’article indéfini pour désigner les grandes phases de cette vie : un fils, un poète, un regard etc. La singularité sexuelle d’abord, qui amène Pasolini à s’auto analyser sans cesse et qui constitue un prisme fondamental dans son approche du monde.De même, l’œuvre de Pasolini, parfois inégale certes, est à nulle autre pareille. Son cinéma par exemple reste assez inclassable, et de nos jours, pire encore, ne pourrait certainement pas être produit.
Ce qui frappe d’abord dans la trajectoire créatrice de Pasolini, c’est le caractère diversifié des moyens d’expression et la palette des dons. Pasolini est un touche-à-tout génial, ce qui dénote aussi une puissance de travail hors du commun. Assurément, ce n’était pas un paresseux ! mais, comme le pense René de Ceccaty, l’unité première, le socle commun à toutes ces pratiques, c’est la poésie. En effet, Pasolini se veut et est poète, même quand il fait du cinéma.
L’autre dimension, propre a son œuvre comme a sa vie, c’est bien sur le scandale. René de ceccaty rappelle à quel point Pasolini fut attaqué de son vivant et dut faire face à quantité de procés. Son homosexualité lui valut bien sur des déboires ( exclusion de l’éducation nationale et du parti communiste en 1949 suite à une affaire de mœurs dans un bal de village). Son œuvre ne cessa de déclencher scandales et polémiques. Ses romans Ragazzi di vita et une vie violente furent taxés d’obscénité et de pornographie. Ses films également, le plus extrême et le plus choquant restant son dernier : Salo. C’est que Pasolini aime à jouer avec les tabous, moraux, religieux, sexuels, de la société, parfois en l’interpellant directement (ainsi il réalise un documentaire Enquête sur la sexualité en 1964, à base d’interviews des personnes relevant de toutes les catégories sociales).
Sur le plan de son parcours, il est scandé en deux parties : une première partie frioulane (marquée par les paysages, les corps, la langue du Frioul), une seconde romaine. A ce titre, rené de Ceccaty montre bien comment la vie d’abord misérable a Rome va être absolument déterminante pour l’œuvre de Pasolini. C’est qu’il découvre le milieu du sous prolétariat romain (les paysans frioulans laissant place aux garçons des rues) et les paysages dévastés de la banlieue qu’il explore systématiquement. Cette expérience va nourrir ses romans et ses scénaris, et c’est cette connaissance du terrain qui va être recherché par certains cinéastes (en premier lieu Fellini). Signe en tout cas que le rapport au monde chez Pasolini procède du corps, et l’eros entraîne la position politique puisque sans aucun doute son amour des garçons du sous prolétariat va conditionner son intêret constant pour les démunis et laissés pour compte.
Après des années de galère mais aussi d’écriture permanente, Pasolini accède à la célébrité en 1955 avec la parution de son roman Ragazzi di Vita, reçu tout de suite comme un événement littéraire. De fil en aiguille, Pasolini, qui aurait pu se contenter de cette gloire littéraire, va donc devenir cinéaste. Il réalise Accatone, son premier long métrage, en 1960. Histoire d’un « christ des bidonvilles », filmée dans les décors de banlieue que Pasolini connaît si bien. Et c’est bien aussi la question qu’on peut se poser : comment quelqu’un comme lui, un lettré sans formation technique et sans être réellement cinéphile, devient cinéaste ? Concrètement, c’est Fellini qui le guide dans les chemins de la production et lui transmet quelques règles propres à cet art. Artistiquement, le désir de cinéma procède d’une vieille ambition picturale frustrée et de sa formation en histoire de l’art (il joue lui même un peintre dans le Décameron). Le cinéma, art total, va lui permettre de conjoindre cette double passion pour l’image et l’écriture, puisque de toute façon le cinéma reste une écriture, que Pasolini définit comme « langue écrite de la réalité ». Dans la lignée de ses romans, mais de façon plus radicale et puissante, les films de Pasolini se veulent « témoignage social et geste de sacralisation du réel ». Cela tient à la conception même que se fait de Pasolini de la réalité, qui est forcément « sacrée ». En tout cas, Pasolini ne cessera plus de tourner jusqu’à sa mort.
Reste le dernier Pasolini, à partir des années 70, là ou sans doute il nous paraît le plus génial et actuel. En effet, il procède à un revirement total de toutes ces positions, assez rare chez un artiste, ce qui l’amène à une « abjuration » de sa trilogie de la vie (le Décameron, Les contes de Canterbury et Les mille et une nuits). Ce changement est dû à la mutation même de la société italienne et du monde moderne. D’un seul coup, tout ce que Pasolini a aimé et défendu lui paraît caduc. Il prend conscience qu’un nouveau pouvoir se met en place, le plus tyrannique qu’il y ait jamais eu selon lui, le pouvoir de la consommation assis sur le capitalisme moderne, à base de faux hédonisme et de fausse tolérance. Système qui réussit ce que même le fascisme n’a pu faire : modifier l’âme du peuple, c’est-à-dire se faire aimer de lui. Il s’agit là d’un désastre absolu et sans remède. Sans doute, on ne peut comprendre Salo, et aussi la mort du poète, qu’à la lumière de cette vision. Comme toujours, Pasolini apparaît irréductible, imprévisible, condamnant même certaines évolutions des moeurs pouvant paraître progressistes a tel point que certains de ses proches ne le suivent pas. Malgré ses outrances, la pensée de Pasolini nous paraît aujourd’hui d’une étrange actualité quant à la critique d’un capitalisme total.
La biographie de Ceccaty ne développe pas vraiment ces aspects de la pensée pasolinienne. A ce sujet, on se référera à la dernière livraison de la revue Lignes, entièrement consacrée à Pasolini, qui met l’accent sur l’œuvre et la pensée pasolinienne comme « possibilité d’une pensée politique radicale ».
Marc Lepoivre
Pasolini appartient à cette catégorie d’artistes qui appellent fatalement la biographie tant dans son cas la vie paraît parfois aussi forte et fascinante que l’œuvre.
Dans une belle biographie publiée chez Folio (dans le cadre d’une nouvelle collection), René de Ceccaty commence d’ailleurs par ce constat : Pasolini c’est d’abord « un destin ». Un destin absolument exceptionnel, marqué par une créativité sidérante et une faculté à susciter le scandale et achevé tragiquement par une mort violente prés d’une plage, meurtre resté mystérieux (complot politique ou meurtre crapuleux ?). Ce qui n’a pas peu contribué à bâtir une sorte de légende noire et sulfureuse autour de Pasolini, d’autant que cette mort semble être un peu à l’image de sa vie et pourrait sortir de son imagination, faisant de Pasolini lui même un personnage tragique très pasolinien. Il incarne la figure de l’artiste paria et martyr.
L’intérêt premier d’un travail biographique, c’est bien sur de se déprendre des accents mythiques de cette vie « brève et pleine », de démythifier Pasolini afin de saisir ce parcours dans son processus de formation et d’accomplissement.
A ce titre, la biographie de Ceccaty est très littéraire plutôt qu’ à l’américaine. Elle ne suit pas toujours platement le fil chronologique, préférant une solution mixte mi-chronologique mi-thématique et vise à saisir la cohérence de cette vie à la lumière des œuvres et des textes plutôt que s’en tenir aux seuls faits. A ce titre, reconnaissons que le travail de Ceccaty reste pudique, loin des détails scabreux ou croustillants qu’une certaine curiosité pourrait appeler.
Le fil conducteur de l’approche proposé par Ceccaty, c’est la singularité absolue et irréductible de Pasolini, prouvée par l’emploi de l’article indéfini pour désigner les grandes phases de cette vie : un fils, un poète, un regard etc. La singularité sexuelle d’abord, qui amène Pasolini à s’auto analyser sans cesse et qui constitue un prisme fondamental dans son approche du monde.De même, l’œuvre de Pasolini, parfois inégale certes, est à nulle autre pareille. Son cinéma par exemple reste assez inclassable, et de nos jours, pire encore, ne pourrait certainement pas être produit.
Ce qui frappe d’abord dans la trajectoire créatrice de Pasolini, c’est le caractère diversifié des moyens d’expression et la palette des dons. Pasolini est un touche-à-tout génial, ce qui dénote aussi une puissance de travail hors du commun. Assurément, ce n’était pas un paresseux ! mais, comme le pense René de Ceccaty, l’unité première, le socle commun à toutes ces pratiques, c’est la poésie. En effet, Pasolini se veut et est poète, même quand il fait du cinéma.
L’autre dimension, propre a son œuvre comme a sa vie, c’est bien sur le scandale. René de ceccaty rappelle à quel point Pasolini fut attaqué de son vivant et dut faire face à quantité de procés. Son homosexualité lui valut bien sur des déboires ( exclusion de l’éducation nationale et du parti communiste en 1949 suite à une affaire de mœurs dans un bal de village). Son œuvre ne cessa de déclencher scandales et polémiques. Ses romans Ragazzi di vita et une vie violente furent taxés d’obscénité et de pornographie. Ses films également, le plus extrême et le plus choquant restant son dernier : Salo. C’est que Pasolini aime à jouer avec les tabous, moraux, religieux, sexuels, de la société, parfois en l’interpellant directement (ainsi il réalise un documentaire Enquête sur la sexualité en 1964, à base d’interviews des personnes relevant de toutes les catégories sociales).
Sur le plan de son parcours, il est scandé en deux parties : une première partie frioulane (marquée par les paysages, les corps, la langue du Frioul), une seconde romaine. A ce titre, rené de Ceccaty montre bien comment la vie d’abord misérable a Rome va être absolument déterminante pour l’œuvre de Pasolini. C’est qu’il découvre le milieu du sous prolétariat romain (les paysans frioulans laissant place aux garçons des rues) et les paysages dévastés de la banlieue qu’il explore systématiquement. Cette expérience va nourrir ses romans et ses scénaris, et c’est cette connaissance du terrain qui va être recherché par certains cinéastes (en premier lieu Fellini). Signe en tout cas que le rapport au monde chez Pasolini procède du corps, et l’eros entraîne la position politique puisque sans aucun doute son amour des garçons du sous prolétariat va conditionner son intêret constant pour les démunis et laissés pour compte.
Après des années de galère mais aussi d’écriture permanente, Pasolini accède à la célébrité en 1955 avec la parution de son roman Ragazzi di Vita, reçu tout de suite comme un événement littéraire. De fil en aiguille, Pasolini, qui aurait pu se contenter de cette gloire littéraire, va donc devenir cinéaste. Il réalise Accatone, son premier long métrage, en 1960. Histoire d’un « christ des bidonvilles », filmée dans les décors de banlieue que Pasolini connaît si bien. Et c’est bien aussi la question qu’on peut se poser : comment quelqu’un comme lui, un lettré sans formation technique et sans être réellement cinéphile, devient cinéaste ? Concrètement, c’est Fellini qui le guide dans les chemins de la production et lui transmet quelques règles propres à cet art. Artistiquement, le désir de cinéma procède d’une vieille ambition picturale frustrée et de sa formation en histoire de l’art (il joue lui même un peintre dans le Décameron). Le cinéma, art total, va lui permettre de conjoindre cette double passion pour l’image et l’écriture, puisque de toute façon le cinéma reste une écriture, que Pasolini définit comme « langue écrite de la réalité ». Dans la lignée de ses romans, mais de façon plus radicale et puissante, les films de Pasolini se veulent « témoignage social et geste de sacralisation du réel ». Cela tient à la conception même que se fait de Pasolini de la réalité, qui est forcément « sacrée ». En tout cas, Pasolini ne cessera plus de tourner jusqu’à sa mort.
Reste le dernier Pasolini, à partir des années 70, là ou sans doute il nous paraît le plus génial et actuel. En effet, il procède à un revirement total de toutes ces positions, assez rare chez un artiste, ce qui l’amène à une « abjuration » de sa trilogie de la vie (le Décameron, Les contes de Canterbury et Les mille et une nuits). Ce changement est dû à la mutation même de la société italienne et du monde moderne. D’un seul coup, tout ce que Pasolini a aimé et défendu lui paraît caduc. Il prend conscience qu’un nouveau pouvoir se met en place, le plus tyrannique qu’il y ait jamais eu selon lui, le pouvoir de la consommation assis sur le capitalisme moderne, à base de faux hédonisme et de fausse tolérance. Système qui réussit ce que même le fascisme n’a pu faire : modifier l’âme du peuple, c’est-à-dire se faire aimer de lui. Il s’agit là d’un désastre absolu et sans remède. Sans doute, on ne peut comprendre Salo, et aussi la mort du poète, qu’à la lumière de cette vision. Comme toujours, Pasolini apparaît irréductible, imprévisible, condamnant même certaines évolutions des moeurs pouvant paraître progressistes a tel point que certains de ses proches ne le suivent pas. Malgré ses outrances, la pensée de Pasolini nous paraît aujourd’hui d’une étrange actualité quant à la critique d’un capitalisme total.
La biographie de Ceccaty ne développe pas vraiment ces aspects de la pensée pasolinienne. A ce sujet, on se référera à la dernière livraison de la revue Lignes, entièrement consacrée à Pasolini, qui met l’accent sur l’œuvre et la pensée pasolinienne comme « possibilité d’une pensée politique radicale ».
Marc Lepoivre
Thursday, November 24, 2005
lettres lutheriennes
LETTRES LUTHERIENNES
De PASOLINI
Rassemblant des chroniques et articles écrits en 1975 dans Le corriere della Serra et Il mondo, Les lettres luthériennes, qui paraissent maintenant en France, sont un véritable électrochoc intellectuel pour le lecteur contemporain, un ensemble de textes fulgurants qu’on reçoit comme des décharges, des secousses, dont la puissance de déflagration est intacte, 25 ans après. Des textes visionnaires, c’est-à-dire d’une actualité inouïe, qui procèdent à une critique radicale et sans appel, un tantinet désespérée, de la nouvelle société (et du nouveau pouvoir) qui se met alors en place sous les yeux offusqués du poète : la société de consommation, une imprécation contre un capitalisme au visage de modernité (« le développement ») mais infiniment destructeur, exerçant des ravages sur les âmes et sur les corps.
Visionnaire, Pasolini l’est à la façon de l’Apocalypse car c’est bien d’une fin du monde qu’il veut faire prendre conscience. En effet, d’emblée, il parle d’un désastre, le «dernier des désastres, désastre de tous les désastres ». En 1975, il se rend compte que des changements irréversibles sont à l’œuvre dans la société, affectant en profondeur l’âme du peuple. Avec effroi, avec rage, avec désespoir, Pasolini voit tout un monde disparaître remplacé par un nouveau qu’il n’affectionne guère. Un ancien monde qui reposait sur un système de valeurs, de croyances, de modèles, de relations sociales qui se répétaient de génération en génération. Un monde aussi habité par des personnages, des types humains et des corps pleins de vitalité, ceux là même que Pasolini avait voulu représenter dans Accatone, son premier film.
Cette disparition, cet engloutissement sont le fait du nouveau pouvoir : la société de consommation. Contrairement aux anciennes formes de régimes qui s’appuyaient sur la répression, que Pasolini appelle archaïques ou clerico-fascistes, ce nouveau pouvoir a procédé habilement en intégrant et en assimilant à lui les individus. En douceur, en allant au devant de leurs besoins. En écho aux idées d’un Marcuse ou d’un Debord, Pasolini avait immédiatement repéré les modalités du nouveau régime de domination : la fausse tolérance et la fausse permissivité qui engendrent un bonheur totalement factice. Bref, une domination qui s’appuie, non plus sur la répression, mais au contraire sur une idéologie hédoniste, c’est-à-dire sur la liberté et le désir même de l’individu. De fait, le peuple, au sens archaïque, adulé par le poète, avec sa culture propre et immémoriale, a disparu parcequ’il s’est fondu dans la culture bourgeoise, donnant lieu à une bourgeoisie moyenne associée à une culture de masse. Fait historique : c’est la première fois qu’un tel événement a lieu dans l’histoire de l’Italie.
Là dessus, Pasolini est inconsolable, sa fureur inapaisable, sa verve insatiable. D’une part, il parle de totalitarisme car cette unification de diverses cultures est de caractère «totalitaire ». c’est-à dire que le système n’offre aucune alternative. A l’époque, Pasolini est l’une des rares voix à dire que cette nouvelle phase du capitalisme va vampiriser et gangréner tous les secteurs, tous les niveaux de notre vie.
D’autre part, il n’a pas peur d’utiliser le terme de « génocide ». Suite à la diffusion de son film Accatone à la télévision, il écrit : « Entre 1961 et 1975, quelquechose d’essentiel a changé : il y a eu un génocide. On a détruit culturellement une population. Il s’agit précisément d’un de ces génocides culturels qui avaient précédé les génocides physiques de Hitler. »
Mais ce qui ne peut manquer de frapper le lecteur d’aujourd’hui, c’est effectivement l’extraordinaire lucidité et actualité des analyses pasoliniennes sur le nouveau capitalisme, ses règles, ses modes de fonctionnement, sa logique même. Il y a bien une dimension visionnaire, voire prophétique, une espèce de préscience qui s’exprime dans des pages où l’observation le dispute à l’intuition. Différents courants de pensée actuels qui expriment des critiques de plus en plus violentes contre la mondialisation pour défendre la diversité culturelle, peuvent trouver en Pasolini un ancêtre inattendu lorsqu’il écrit: « il faut lutter pour que restent vivantes toutes les formes, alternatives et subalternes, de culture. »
Au fond, Pasolini, en artiste, en poète, semble saisir de l’intérieur le mécanisme de ce nouveau pouvoir, qui se ramène selon lui à deux idées-forces.
D’une part, le «nouveau pouvoir de la société de consommation tient tout entier dans un nouveau mode production. Pour simplifier, on passe d’un stade encore artisanal à un stade hyper industriel. Du coup c’est l’univers même des choses, celles qui nous entourent et font notre quotidien, qui subit une révolution majeure : elles ne sont plus fabriquées comme avant et donc ce ne sont plus les mêmes choses. Conséquence culturelle terrible : les nouvelles générations arrivent dans un monde qui n’a plus rien à voir avec celui des générations antérieures. A ce titre il faut lire l’admirable lettre sur les tasses à thé, inspirée de sa pratique de cinéaste, qui concentre en une image saisissante cette nouvelle situation économique : un modèle artisanal de tasses à thé d’avant guerre prouve que l’homme de 50 ans qu’est Pasolini et le jeune homme de 15 ans sont «deux étrangers ». Entre eux, il y a eu une fin du monde dû au fait que le mode de production a changé quantitativement, celui-ci se caractérise par l’énorme quantité et le superflu et par l’idéologie hédoniste.
D’autre part, et c’est sans doute là l’intuition la plus forte, la révolution capitaliste, c’est-à-dire ce nouveau mode de production, est non seulement productrice de marchandises mais aussi «de nouveaux rapports sociaux », donc productrice d’humanité. La plus grande force du nouveau pouvoir est d’avoir créé une nouvelle humanité, ce que même le fascisme ou le communisme n’avait pas réussi à faire. En effet, elle a modelé en amont la conscience même des hommes et les a dotés d’une nouvelle culture, la culture de masse. Mutation anthropomorphique capitale mais aussi, selon le poète, catastrophique : car cette culture est totalement fausse et artificielle. A ce propos, une forme de pessimisme, voire de désespoir, affleure chez Pasolini lorsqu’il craint que le nouveau pouvoir donne lieu à des rapports sociaux non modifiables, «soustraits à toute forme d’altérité », bref qu’un système de domination sans aucune alternative, le plus puissant que l’histoire ait connu se mette en place.
Pour finir, à la lumière d’un regard rétrospectif, le pessimisme visionnaire de ces Lettre luthériennes prend une dimension particulière lorsqu’on sait qu’avant la fin de l’année 1975, pendant laquelle il rédige ces textes, Pasolini mourra assassiné. Plus encore, il devient troublant, presque terrifiant, dans les pages sur la criminalité et la jeunesse criminelle. Les meurtres particulièrement atroces commis par de jeunes gens à cette époque dépendent d’«un contexte criminaloïde de masse » engendré encore une fois par la société consumériste qui a détruit toutes les valeurs. Lorsque d’après des photos de presse, il décrit le visage et l’allure de ces jeunes criminels, symboles des jeunes en général que Pasolini trouve laids, impossible alors de ne pas penser au jeune meurtrier de Pasolini, âgé de 17 ans. Comme si le poète faisait le portrait son futur assassin, comme s’il anticipait sa propre mort. Ce n’est pas la moindre force de ce livre que de superposer au martyr individuel du poète cinéaste la destruction de toute une culture et de tout un peuple.
De PASOLINI
Rassemblant des chroniques et articles écrits en 1975 dans Le corriere della Serra et Il mondo, Les lettres luthériennes, qui paraissent maintenant en France, sont un véritable électrochoc intellectuel pour le lecteur contemporain, un ensemble de textes fulgurants qu’on reçoit comme des décharges, des secousses, dont la puissance de déflagration est intacte, 25 ans après. Des textes visionnaires, c’est-à-dire d’une actualité inouïe, qui procèdent à une critique radicale et sans appel, un tantinet désespérée, de la nouvelle société (et du nouveau pouvoir) qui se met alors en place sous les yeux offusqués du poète : la société de consommation, une imprécation contre un capitalisme au visage de modernité (« le développement ») mais infiniment destructeur, exerçant des ravages sur les âmes et sur les corps.
Visionnaire, Pasolini l’est à la façon de l’Apocalypse car c’est bien d’une fin du monde qu’il veut faire prendre conscience. En effet, d’emblée, il parle d’un désastre, le «dernier des désastres, désastre de tous les désastres ». En 1975, il se rend compte que des changements irréversibles sont à l’œuvre dans la société, affectant en profondeur l’âme du peuple. Avec effroi, avec rage, avec désespoir, Pasolini voit tout un monde disparaître remplacé par un nouveau qu’il n’affectionne guère. Un ancien monde qui reposait sur un système de valeurs, de croyances, de modèles, de relations sociales qui se répétaient de génération en génération. Un monde aussi habité par des personnages, des types humains et des corps pleins de vitalité, ceux là même que Pasolini avait voulu représenter dans Accatone, son premier film.
Cette disparition, cet engloutissement sont le fait du nouveau pouvoir : la société de consommation. Contrairement aux anciennes formes de régimes qui s’appuyaient sur la répression, que Pasolini appelle archaïques ou clerico-fascistes, ce nouveau pouvoir a procédé habilement en intégrant et en assimilant à lui les individus. En douceur, en allant au devant de leurs besoins. En écho aux idées d’un Marcuse ou d’un Debord, Pasolini avait immédiatement repéré les modalités du nouveau régime de domination : la fausse tolérance et la fausse permissivité qui engendrent un bonheur totalement factice. Bref, une domination qui s’appuie, non plus sur la répression, mais au contraire sur une idéologie hédoniste, c’est-à-dire sur la liberté et le désir même de l’individu. De fait, le peuple, au sens archaïque, adulé par le poète, avec sa culture propre et immémoriale, a disparu parcequ’il s’est fondu dans la culture bourgeoise, donnant lieu à une bourgeoisie moyenne associée à une culture de masse. Fait historique : c’est la première fois qu’un tel événement a lieu dans l’histoire de l’Italie.
Là dessus, Pasolini est inconsolable, sa fureur inapaisable, sa verve insatiable. D’une part, il parle de totalitarisme car cette unification de diverses cultures est de caractère «totalitaire ». c’est-à dire que le système n’offre aucune alternative. A l’époque, Pasolini est l’une des rares voix à dire que cette nouvelle phase du capitalisme va vampiriser et gangréner tous les secteurs, tous les niveaux de notre vie.
D’autre part, il n’a pas peur d’utiliser le terme de « génocide ». Suite à la diffusion de son film Accatone à la télévision, il écrit : « Entre 1961 et 1975, quelquechose d’essentiel a changé : il y a eu un génocide. On a détruit culturellement une population. Il s’agit précisément d’un de ces génocides culturels qui avaient précédé les génocides physiques de Hitler. »
Mais ce qui ne peut manquer de frapper le lecteur d’aujourd’hui, c’est effectivement l’extraordinaire lucidité et actualité des analyses pasoliniennes sur le nouveau capitalisme, ses règles, ses modes de fonctionnement, sa logique même. Il y a bien une dimension visionnaire, voire prophétique, une espèce de préscience qui s’exprime dans des pages où l’observation le dispute à l’intuition. Différents courants de pensée actuels qui expriment des critiques de plus en plus violentes contre la mondialisation pour défendre la diversité culturelle, peuvent trouver en Pasolini un ancêtre inattendu lorsqu’il écrit: « il faut lutter pour que restent vivantes toutes les formes, alternatives et subalternes, de culture. »
Au fond, Pasolini, en artiste, en poète, semble saisir de l’intérieur le mécanisme de ce nouveau pouvoir, qui se ramène selon lui à deux idées-forces.
D’une part, le «nouveau pouvoir de la société de consommation tient tout entier dans un nouveau mode production. Pour simplifier, on passe d’un stade encore artisanal à un stade hyper industriel. Du coup c’est l’univers même des choses, celles qui nous entourent et font notre quotidien, qui subit une révolution majeure : elles ne sont plus fabriquées comme avant et donc ce ne sont plus les mêmes choses. Conséquence culturelle terrible : les nouvelles générations arrivent dans un monde qui n’a plus rien à voir avec celui des générations antérieures. A ce titre il faut lire l’admirable lettre sur les tasses à thé, inspirée de sa pratique de cinéaste, qui concentre en une image saisissante cette nouvelle situation économique : un modèle artisanal de tasses à thé d’avant guerre prouve que l’homme de 50 ans qu’est Pasolini et le jeune homme de 15 ans sont «deux étrangers ». Entre eux, il y a eu une fin du monde dû au fait que le mode de production a changé quantitativement, celui-ci se caractérise par l’énorme quantité et le superflu et par l’idéologie hédoniste.
D’autre part, et c’est sans doute là l’intuition la plus forte, la révolution capitaliste, c’est-à-dire ce nouveau mode de production, est non seulement productrice de marchandises mais aussi «de nouveaux rapports sociaux », donc productrice d’humanité. La plus grande force du nouveau pouvoir est d’avoir créé une nouvelle humanité, ce que même le fascisme ou le communisme n’avait pas réussi à faire. En effet, elle a modelé en amont la conscience même des hommes et les a dotés d’une nouvelle culture, la culture de masse. Mutation anthropomorphique capitale mais aussi, selon le poète, catastrophique : car cette culture est totalement fausse et artificielle. A ce propos, une forme de pessimisme, voire de désespoir, affleure chez Pasolini lorsqu’il craint que le nouveau pouvoir donne lieu à des rapports sociaux non modifiables, «soustraits à toute forme d’altérité », bref qu’un système de domination sans aucune alternative, le plus puissant que l’histoire ait connu se mette en place.
Pour finir, à la lumière d’un regard rétrospectif, le pessimisme visionnaire de ces Lettre luthériennes prend une dimension particulière lorsqu’on sait qu’avant la fin de l’année 1975, pendant laquelle il rédige ces textes, Pasolini mourra assassiné. Plus encore, il devient troublant, presque terrifiant, dans les pages sur la criminalité et la jeunesse criminelle. Les meurtres particulièrement atroces commis par de jeunes gens à cette époque dépendent d’«un contexte criminaloïde de masse » engendré encore une fois par la société consumériste qui a détruit toutes les valeurs. Lorsque d’après des photos de presse, il décrit le visage et l’allure de ces jeunes criminels, symboles des jeunes en général que Pasolini trouve laids, impossible alors de ne pas penser au jeune meurtrier de Pasolini, âgé de 17 ans. Comme si le poète faisait le portrait son futur assassin, comme s’il anticipait sa propre mort. Ce n’est pas la moindre force de ce livre que de superposer au martyr individuel du poète cinéaste la destruction de toute une culture et de tout un peuple.
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