Des
poètes lancent une pétition pour dénoncer un projet du CNL
concernant une commission d'aide à l'écriture qui
abandonne la place spécifique de la poésie pour la regrouper avec
d'autres genres: http://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20120626.OBS9662/pour-180-ecrivains-la-poesie-est-en-danger.html.
La
crise de la poésie, guère nouvelle, va bien au delà de cette
affaire, qui est néanmoins révélatrice. Il est déjà assez
pathétique de voir des poètes quémander des sous à l'Etat, tels
des gens démunis se rendant dans leur mairie pour demander un
logement social.
C'est
bien sur de la place de la poésie dans la cité dont il est
question, et de son rayonnement social, de son aura symbolique. Le
texte de la pétition est très clair: il y a une opposition
radicale, ontologiquement inconciliable sans nul doute, entre le
"marché" et la poésie ( associée à la "grande
culture"). Façon de reconnaitre que selon les critères de la
société libérale marchande, la poésie n'a aucune utilité et
n'aura bientôt plus d'existence. Certes, Malherbe déja disait que
le poète est aussi utile à l'état qu' un joueur de quille et
théophile Gautier rappelait que ce qu' il y a de plus utile dans une
maison ce sont les latrines. Cependant Hugo pensait que le poète
pouvait guider le peuple tel un prophète biblique et Baudelaire a eu
droit à un procès pour ses Fleurs du Mal, témoignage d'une forme
de reconnaissance de la société à son égard. Autrement dit, même
si les poètes n'ont jamais bien gagné leur vie, il y avait
néanmoins un statut symbolique élevé accordé à la poésie, qui
participait de son prestige et de son rayonnement. Et la poésie
avait une place de choix dans la culture, la grande culture (c'est à
dire celle qu'on enseigne à l'école). Mais aujourd'hui le "marché"
l'emporte totalement, imposant ses critères à tous les domaines (y
compris ceux de la culture et du langage). Quant à
essayer de mieux correspondre aux attentes du marchés, la poésie ne
pourrait le faire qu'en renonçant à être elle même. De toute
façon les Marc Lévy de la poésie existent il s'appellent grands
corps malade ou Francis Cabrel: les chanteurs de variété.
Aujourd'hui,
il est manifeste que le désintérêt de la société pour la
poésie est immense. Les gens, dans la très grande majorité, s'en
foutent royalement, cela ne tient aucune place dans leur vie,
et ne peuvent prendre que pour un taré celui ou celle
qui qui s'y engage pleinement. Seuls Baudelaire ou Rimbaud réalisent
de bonnes ventes, bien aidés par l'école il est vrai, seul lieu où
la poésie continue à exister vraiment et seul véritable marché
pour elle. Mais j'attends le moment où des parents d'élèves,
soucieux de trouver à leur progéniture un enseignement utile pour
l'acquisition d'un travail remettront en cause la place de la poésie
dans les cours (il vaudrait mieux leur apprendre la rédaction d'un
cv et d'une lettre de motivation, voire la rédaction d'un scénario,
d'un script de série télé ou de paroles de chansons). Pour la
société, un bon poète est un poète mort. La poésie existe donc
uniquement comme chose passée, antiquité verbale: elle suit
exactement le destin de l'art dans la modernité analysé par Hegel
(l'art est au passé). Qui est capable de citer un poète
contemporain vivant, d'en citer quelques vers (même moi j'ai du
mal)? En revanche, n'importe qui peut peut être encore citer
quelques vers de La Fontaine. Et qui connait le dernier prix Nobel?
Ce poète suédois devenu aphasique il y a 20 ans, qui ne parle et
n'écrit plus: quel plus beau symbole du dernier poète dans la
société moderne libérale marchande?
Pour
comprendre cette situation désastreuse, il faut, à mon sens,
examiner le statut du langage dans le monde moderne: il a clairement
muté, dans un sens peu favorable à la poésie. De la même façon
que le statut du savoir a changé dans la post modernité, comme le
montrait Jean François Lyotard dans son fameux texte La Condition
Post-moderne. Dans ce contexte, il faut tenter de comprendre comment
et pourquoi la poésie, en tant que registre particulier du discours,
modalité singulière de la parole, a perdu sa place, son aura
(déclin exactement parallèle à celui de l'aura de l'oeuvre d'art au moment
de la reproduction technique,comme l'a montré la célèbre analyse de Walter Benjamin).
L'hyper
développement technologique des dernières années qui a affecté la
communication, c'est à dire l'informatique et le numérique, a
abouti à une explosion de la communication qui favorise une parole
extensive au détriment d'une parole intensive. Tout le monde peut
s'exprimer, y compris ma petite personne dans cet article de blog,
mais les mots perdent leur poids, dans un bavardage généralisé et
délayé que personne n'écoute vraiment (sauf les tweet de la
compagne du président bien sur). La puissance de la parole se dilue
dans cette société liquide, devenue liquéfaction. Or la poésie
côtoie le silence, privilégie la rareté mieux à même de révéler
l'éclat des mots.
Si l'on
raisonne en terme de médias, c'est à dire de médiasphère, alors
celle de notre époque rend impossible la poésie. Comme d'autres
messages, elle peut certes s'exprimer et s'énoncer (il y a plein de
sites et de blogs de poésie) mais cette facilité d'expression et de
publication est un leurre , cette liberté totale raisonne dans un
vide aussi total et s'avère bien plus fatale à la poésie que la
plus féroce des dictatures.
Il
convient donc de s'interroger sur l'influence de la technicisation du
langage que le développement massif de l'informatique a engendré.
Comme le remarquait Dominique Janicaud, l'un des grands penseurs de
la technique, dans un livre magistral La Puissance du Rationnel: "
L'aire
langagière est massivement investie par la technicisation; celle-ci
change radicalement l'immémoriale relation de l'homme à la
symbolisation ». La
perte de ce lien est peut être ce qui a réellement affaibli
la poésie. Le péril aujourd'hui, c'est celui "d'une
codification générale du langage, devenu modulaire et sommaire".
La domination techno-scientifique bouleverse l'essence même du
langage. Ce dernier est désormais totalement instrumentalisé et
réduit à sa fonction utilitaire, et de plus en plus de gens, dans
les forums, défendent cette approche. Or "une
langue, relation vivante, mystérieuse, multiple et imprévisible au
monde (...) une langue enracinée dans l'abîme obscur et mouvant des
corps, soulevée par des dictions singulières et des attentes
indicibles, complice du silence et gardienne des secrets... une telle
langue ne peut continuer à vivre et à se développer si l'espace
uniformisé et manipulable à volonté de la télévision, des moyens
audiovisuels et bientôt de la télématique devient le médium
linguistique et culturel exclusif".
On ne saurait mieux dire où se loge la crise de la poésie.
Pour finir,
il faudrait s'interroger sur l'usage même de nos technologies
numériques face à la question du destin de la poésie. Imagine-t-on
Yves Bonnefoy faire des poèmes muni d'un Iphone ou d'un mac Book
Pro, l'imagine t on connecté au Web? Pas vraiment. En quoi ces
outils performants et multi tâches peuvent aider à l'élaboration
d'un beau poème (et pourtant pourquoi pas? comment dénicher ou
créer les effets poétiques dans ces nouvelles formes ?) Au fond,
c'est peut être la technologie numérique elle même en son essence,
dans son principe de fonctionnement et ses fonctionnalités, qui
atteint le langage et étouffe la poésie. Le poète d'aujourd'hui,
comme tout un chacun, se retrouve face à un outil puissant qui mêle
à un même niveau les mots, les images et les sons. Tout devient
code et information, et la parole aussi bien que l'écriture
perdent leur spécificité, respectée dans un support limité
comme le papier. Nul mieux que Jacques Ellul ne semble l'avoir
formulé dans son livre Le Bluff technologique : " Cette
transposition, d'une information multiforme, transmise par voie
analogique, à une information uniforme (numérisée sous forme
d'unités élémentaires : bit), cette omniprésence de la logique
numérique fait que le langage n'a plus la même consistance." Inutile de chercher ailleurs les raisons pour lesquelles la parole est "humiliée". Autrement dit, la poésie fait cause commune avec la bio-diversité,
la dégradation du langage a partie liée avec celle de l'environnement. Il se
pourrait bien que la poésie soit victime du bluff technologique,
qu'affectionnent toujours nos dirigeants. Si elle est en crise, c'est
que le langage perd sa consistance, et c'est bien pourquoi le CNL
décide de ramener la poésie dans la littérature générale.
Reste
l'élégance de l'ombre comme l'écrit René Char, le refuge de la
nuit en attendant une prochaine aurore, le poète entre désormais en
parfaite clandestinité. Ce n'est pas la première fois qu'il prend
le maquis, mais il se fait résistant à une forme de domination
perverse et retorse, globale et intégrale, qui atteint la langue en son essence. C'est sans
doute pourquoi Pasolini, poète avant tout, pensait que la société
de consommation capitaliste exerçait une tyrannie bien pire que le
fascisme.
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