Wednesday, June 27, 2012

Crise de la poésie





Des poètes lancent une pétition pour dénoncer un projet du CNL concernant une commission d'aide à l'écriture qui abandonne la place spécifique de la poésie pour la regrouper avec d'autres genres: http://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20120626.OBS9662/pour-180-ecrivains-la-poesie-est-en-danger.html.
La crise de la poésie, guère nouvelle, va bien au delà de cette affaire, qui est néanmoins révélatrice. Il est déjà assez pathétique de voir des poètes quémander des sous à l'Etat, tels des gens démunis se rendant dans leur mairie pour demander un logement social. 
C'est bien sur de la place de la poésie dans la cité dont il est question, et de son rayonnement social, de son aura symbolique. Le texte de la pétition est très clair: il y a une opposition radicale, ontologiquement inconciliable sans nul doute, entre le "marché" et la poésie ( associée à la "grande culture"). Façon de reconnaitre que selon les critères de la société libérale marchande, la poésie n'a aucune utilité et n'aura bientôt plus d'existence. Certes, Malherbe déja disait que le poète est aussi utile à l'état qu' un joueur de quille et théophile Gautier rappelait que ce qu' il y a de plus utile dans une maison ce sont les latrines. Cependant Hugo pensait que le poète pouvait guider le peuple tel un prophète biblique et Baudelaire a eu droit à un procès pour ses Fleurs du Mal, témoignage d'une forme de reconnaissance de la société à son égard. Autrement dit, même si les poètes n'ont jamais bien gagné leur vie, il y avait néanmoins un statut symbolique élevé accordé à la poésie, qui participait de son prestige et de son rayonnement. Et la poésie avait une place de choix dans la culture, la grande culture (c'est à dire celle qu'on enseigne à l'école). Mais aujourd'hui le "marché" l'emporte totalement, imposant ses critères à tous les domaines (y compris ceux de la culture et du langage).  Quant  à essayer de mieux correspondre aux attentes du marchés, la poésie ne pourrait le faire qu'en renonçant à être elle même. De toute façon les Marc Lévy de la poésie existent il s'appellent grands corps malade ou Francis Cabrel: les chanteurs de variété.
Aujourd'hui, il est manifeste que le désintérêt  de la société pour la poésie est immense. Les gens, dans la très grande majorité, s'en foutent royalement, cela ne tient aucune place dans leur vie,  et ne peuvent prendre que  pour un taré celui ou celle  qui qui s'y engage pleinement. Seuls Baudelaire ou Rimbaud réalisent de bonnes ventes, bien aidés par l'école il est vrai, seul lieu où la poésie continue à exister vraiment et seul véritable marché pour elle. Mais j'attends le moment où des parents d'élèves, soucieux de trouver à leur progéniture un enseignement utile pour l'acquisition d'un travail remettront en cause la place de la poésie dans les cours (il vaudrait mieux leur apprendre la rédaction d'un cv et d'une lettre de motivation, voire la rédaction d'un scénario, d'un script de série télé ou de paroles de chansons). Pour la société, un bon poète est un poète mort. La poésie existe donc uniquement comme chose passée, antiquité verbale: elle suit exactement le destin de l'art dans la modernité analysé par Hegel (l'art est au passé). Qui est capable de citer un poète  contemporain vivant, d'en citer quelques vers (même moi j'ai du mal)? En revanche, n'importe qui peut peut être encore citer quelques vers de La Fontaine. Et qui connait le dernier prix Nobel? Ce poète suédois devenu aphasique il y a 20 ans, qui ne parle et n'écrit plus: quel plus beau symbole du dernier poète dans la société moderne libérale marchande?
Pour comprendre cette situation désastreuse, il faut, à mon sens, examiner le statut du langage dans le monde moderne: il a clairement muté, dans un sens peu favorable à la poésie. De la même façon que le statut du savoir a changé dans la post modernité, comme le montrait Jean François Lyotard dans son fameux texte La Condition Post-moderne. Dans ce contexte, il faut tenter de comprendre comment et pourquoi la poésie, en tant que registre particulier du discours, modalité singulière de la parole, a perdu sa place, son aura (déclin exactement parallèle à celui de l'aura de l'oeuvre d'art au moment de la reproduction technique,comme l'a montré la célèbre analyse de Walter Benjamin).
L'hyper développement technologique des dernières années qui a affecté la communication, c'est à dire l'informatique et le numérique, a abouti à une explosion de la communication qui favorise une parole extensive au détriment d'une parole intensive. Tout le monde peut s'exprimer, y compris ma petite personne dans cet article de blog, mais les mots perdent leur poids, dans un bavardage généralisé et délayé que personne n'écoute vraiment (sauf les tweet de la compagne du président bien sur). La puissance de la parole se dilue dans cette société liquide, devenue liquéfaction. Or la poésie côtoie le silence, privilégie la rareté mieux à même de révéler l'éclat des mots.
Si l'on raisonne en terme de médias, c'est à dire de médiasphère, alors celle de notre époque rend impossible la poésie. Comme d'autres messages, elle peut certes s'exprimer et s'énoncer (il y a plein de sites et de blogs de poésie) mais cette facilité d'expression et de publication est un leurre , cette liberté totale raisonne dans un vide aussi total et s'avère bien plus fatale à la poésie que la plus féroce des dictatures.
Il convient donc de s'interroger sur l'influence de la technicisation du langage que le développement massif de l'informatique a engendré. Comme le remarquait Dominique Janicaud, l'un des grands penseurs de la technique, dans un livre magistral La Puissance du Rationnel: " L'aire langagière est massivement investie par la technicisation; celle-ci change radicalement l'immémoriale relation de l'homme à la symbolisation ». La perte de ce lien est peut être ce qui a  réellement affaibli la poésie. Le péril aujourd'hui, c'est celui "d'une codification générale du langage, devenu modulaire et sommaire". La domination techno-scientifique bouleverse l'essence même du langage. Ce dernier est désormais totalement instrumentalisé et réduit à sa fonction utilitaire, et de plus en plus de gens, dans les forums, défendent cette approche. Or "une langue, relation vivante, mystérieuse, multiple et imprévisible au monde (...) une langue enracinée dans l'abîme obscur et mouvant des corps, soulevée par des dictions singulières et des attentes indicibles, complice du silence et gardienne des secrets... une telle langue ne peut continuer à vivre et à se développer si l'espace uniformisé et manipulable à volonté de la télévision, des moyens audiovisuels et bientôt de la télématique devient le médium linguistique et culturel exclusif". On ne saurait mieux dire où se loge la crise de la poésie.
Pour finir, il faudrait s'interroger sur l'usage même de nos technologies numériques face à la question du destin de la poésie. Imagine-t-on Yves Bonnefoy faire des poèmes muni d'un Iphone ou d'un mac Book Pro, l'imagine t on connecté au Web? Pas vraiment. En quoi ces outils performants et multi tâches peuvent aider à l'élaboration d'un beau poème (et pourtant pourquoi pas? comment dénicher ou créer les effets poétiques dans ces nouvelles formes ?) Au fond, c'est peut être la technologie numérique elle même en son essence, dans son principe de fonctionnement et ses fonctionnalités, qui atteint le langage et étouffe la poésie. Le poète d'aujourd'hui, comme tout un chacun, se retrouve face à un outil puissant qui mêle à un même niveau les mots, les images et les sons. Tout devient code et information, et la parole aussi bien que l'écriture  perdent leur  spécificité, respectée dans un support limité comme le papier. Nul mieux que Jacques Ellul ne semble l'avoir formulé dans son livre Le Bluff technologique : " Cette transposition, d'une information multiforme, transmise par voie analogique, à une information uniforme (numérisée sous forme d'unités élémentaires : bit), cette omniprésence de la logique numérique fait que le langage n'a plus la même consistance." Inutile de chercher ailleurs les raisons pour lesquelles  la parole est "humiliée". Autrement dit, la poésie fait cause commune avec la bio-diversité, la dégradation du langage a partie liée avec celle de l'environnement. Il se pourrait bien que la poésie soit victime du bluff technologique, qu'affectionnent toujours nos dirigeants. Si elle est en crise, c'est que le langage perd sa consistance, et c'est bien pourquoi le CNL décide de ramener la poésie dans la littérature générale.
Reste l'élégance de l'ombre comme l'écrit René Char, le refuge de la nuit en attendant une prochaine aurore, le poète entre désormais en parfaite clandestinité. Ce n'est pas la première fois qu'il prend le maquis, mais il se fait résistant à une forme de domination perverse et retorse, globale et intégrale, qui atteint la langue en son essence. C'est sans doute pourquoi Pasolini, poète avant tout, pensait que la société de consommation capitaliste exerçait une tyrannie bien pire que le fascisme.

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