Sunday, April 03, 2016

 
Seuls ensemble de Sherry Turkle






Avec Seuls ensemble, on tient sans doute l'un des grands livres de sociologie consacré à la révolution numérique, c'est à dire aux effets psycho-sociaux de cette dite révolution. Une véritable somme, fourmillant d'exemples, de témoignages, d'interviews, d'anecdotes personnelles, accompagnés de conclusions et considérations plus généralisantes et théoriques sur les transformations induites par ce processus socio-technique. Un livre qui ne déroge pas à une certaine tradition sociologique américaine, avec un accent mis sur les cas concrets et personnels, un certain engagement de l'auteur elle-même sur le terrain dans ses observations ( sa relation avec sa fille notamment), avec également une tendance psychologisante assez marquée.

Réflexion plutôt critique et inquiète, L'auteur a, de par son statut, une position ambigüe face à son objet d'étude. Elle est sociologue au MIT, haut lieu de l'innovation technologique et numérique, difficile donc de la soupçonner de technophobie et de luddisme anti-numérique. Et pourtant...l'inquiétude domine tout au long de ces pages, et il est rare de voir mis en avant des aspects pleinement positifs et heureux des nouvelles technologies.

Ce livre offre par ailleurs, et c'est ce qui le rend émouvant, un témoignage presque autobiographique de son parcours en tant que chercheuse et citoyenne, considéré à l'aune de la révolution numérique, c'est à dire une période couvrant en gros une quarantaine d'années. Il y a donc une forme de bilan qui est proposé dans cet ouvrage, concernant précisément l'évolution incessantes des technologies et de ses usages, parallèlement à la propre évolution de l'auteur et le rapport des générations. C'est que, née en 1948 (période où nait la cybernétique), Sharry Tuckle a assisté toute sa vie à cette transformation permanente, culminant ces Vingt dernières années dans la « révolution numérique ». En outre, en tant que chercheuse, elle n'a cessé de réfléchir à ces problèmes (cf the second self). Dans cette perspective, s'inscrivent les passages où elle évoque ses échanges avec sa fille, en écho à sa relation avec sa propre mère, où les technologies de communication jouent un rôle crucial dans les rapports (lettre ici, skype là), tout en ne détruisant pas l'essentiel : l'amour d'une mère et de sa fille. Il y a, dans ce livre, comme une réflexion subtile sur la transmission et la filiation féminine (qu'est ce qu'être une mère, une fille à l'heure numérique, mais aussi comment se manifeste l'amour d'une mère et de sa fille?), liée à une méditation sur le passage du temps et les changements d'époque.

Le titre même du livre témoigne de cette ambivalence fondamentale des nouvelles technologies, qui n'est autre que l'ambivalence de la technique. Seuls ensemble répond au pharmakon de Platon désignant l'écriture : un poison-remède. Ainsi les TIC ont pour vocation d'accroitre le dialogue et les relations entre les hommes et ont tendance à accentuer la solitude, elle entendent fluidifier et harmoniser la société et atomisent le corps social. Le lien social ne cesse de s'affaiblir, ordinateurs et smartphones ne faisant que mettre en contacts des particules solitaires qui ne se rencontrent jamais réellement : tel est l'amer constat auquel aboutit ce livre, que beaucoup de gens ne pourront que reprendre à leur compte.

Le regard porté sur l'évolution de la société (américaine) et des mentalités à travers l'observation des technologies sert ici à illustrer la pertinence d'une sorte d'intuition : à savoir la manifestation effective d'un « moment robotique » de l'existence, amené et préparé depuis des années (sans doute depuis la cybernétique). En effet, la société américaine est désormais mure et prête pour accueillir les robots dans l'espace domestique et social, dans le cadre de la vie humaine (la « lebenswelt »). Une conversation avec sa fille lors d'une visite à une exposition sur des animaux, ou des répliques mécaniques sont exposés à la place des vraies bestioles, la convainquent qu'aujourd'hui les gens, notamment les jeunes, ne sont pas choqués par la simulation face au modère réel, par les substituts technologiques . La formule fait mouche, à l'heure où l'on annonce l'arrivée imminente des robots sociaux, dans le sillage de L'IA Deep Mind , et qu'une chercheuse du CNRS se permet d'écrire un article dans Le monde intitulé « il faut se préparer à accueillir les robots ». De Fait, Turckle s'emploie à reconnaître les multiples signes, tantôt discrets, tantôt patents, de cette tendance. Alors que dans les années 70-80, période de ces premiers travaux correspondant à l'arrivée et diffusion des ordinateurs personnels, on a une défiance assez marquée vis-à-vis des robots, en tout cas un souci de séparation nette entre l'homme et la machine, aujourd'hui la frontière apparaît plus floue. C'est presque d'avantage à l'analyse de ce sentiment actuel à laquelle procède ce livre qu'à une étude des interactions hommes-robots. Mais d'emblée l'ambiguïté de l'auteur est éclatante : ce « moment robotique », faut il en prendre acte, voire dans certains cas s'en réjouir, ou bien le déplorer ? Certes la neutralité axiologique dont se prévaut la sociologie est de mise, mais au final c'est plutôt le registre du désenchantement, voie de l'inquiétude qui l'emporte, même si Sherry Turkle côtoie les robots, voire les utilise dans le cadre de ses enquêtes, grâces à ses collègues du MIT.

Cette vaste enquête sur ce « moment robotique » se déploie en deux grands axes : les robots humanoïdes d'une part, les pratiques en ligne d'autre part. Dans la première partie, nous faisons ainsi la connaissance de ces créatures que sont Furby, Paro etc. et surtout de leurs interactions avec un échantillon représentatif de la population américaine, en l'occurrence les personnes âgées, les enfants et les gens isolés. Cela en dit long sur la raison d'être de ces innovations : des machines sociales censées effectuer soit un travail d'éducation soit un travail d'assistance. Ces machines ne sont pas destinées à des adultes pleinement autonomes et acteurs de leur vie. L'homme numérique apparaît donc deja comme un humain affaibli, inaccompli ou défaillant, ou alors complètement seul. Au fil des pages, l'impression que le lecteur ressent est celle d'une terrible solitude, sans issue. C'est au fond le portrait d'une population américaine contemporaine que dresse la sociologue : de plus en plus éclatée,atomisée avec des familles qui ne cessent de de disloquer, de par l'étendue du pays.
Et de fait on attend de la robotique qu'elle pallie à ses problèmes humains et sociaux. Le lecteur français trouvera sans doute cette première partie la plus exotique. Car, pour l'instant, force est de reconnaître que les robots sociaux ne sont pas vraiment à la mode en guise de personnel d'accompagnement. Le moment robotique n'est pas encore totalement venu...

En revanche, en ce qui concerne les pratiques en ligne, ce qui se passe aux Etats Unis est parfaitement comparable à ce qui se passe en Europe. Ici on est en terrain d'avantage connu . A vrai dire, les réseaux sociaux et le règne du smartphone sont des acteurs bien plus puissants et effectifs du « moment robotique ». c'est sur ce point que la mutation sociale a été la plus violente, au point de s'apparenter à une mutation anthropologique. En très peu de temps, la population a changé de comportements : connexion permanente, virtuel, exposition de sa vie sur Facebook etc.
Ainsi, selon un usage qui fait l'objet d'un chapitre entier, les gens s'appellent beaucoup moins au téléphone et ne communiquent plus que par mails, sms ou messages sur les réseaux. L'utilisation du téléphone vocal est perçue comme une intrusion presque violente. Cela n'est possible qu'avec une nouvelle fonctionnalité technologique : le smartphone et l'écran. Cette modification d'usage révèle toute l'évolution sociétale évoquée dans cette partie : une virtualisation progressive de l'existence avec, comme voie de conséquence, l'affaiblissement de plus en plus marqué du lien social et de la relation humaine. A force d'usages technologiques, c'est comme si les gens se faisaient moins confiance, et finissaient par craindre l'autre, en tout cas le face à face direct, celui que l'on a dans la « vie réelle «  comme on dit.La confiance a été déplacée dans les objets technologiques au détriment de l'humain.
L'enquête de Sherry Turkle aboutit à une sorte d' impasse portée par l'ambivalence absolue de ces artefacts ; faits pour faciliter la communication, ils ne font qu'affaiblir la relation humaine. L'ère de la multitude est celle aussi des « nouvelles solitudes » : tous les témoignages recueillis et les observations ne font qu'aller dans ce sens, et la tendance ne fait que se renforcer au fil du temps. A ce titre, Sherry Turkle a beau rappeler qu'elle n'est pas « luddite », le regard qu'elle porte sur l'impact social de ces technologies est implacable par sa lucidité et donne lieu à un bilan qui apparait comme globalement désastreux. C'est comme si la communication l'emportait sur la relation, et la machine sur l'humain.
On remarquera que l'approche de Turkle est tournée exclusivement sur l'interaction homme-machine, avec la part belle accordée à l'observation psychologique. En revanche, on trouvera en vain une interrogation sur les causes socio-économiques du phénomène qu'elle dépeint. Ce moment robotique et cette atomisation généralisée, c'est aussi le visage du capitalisme contemporain. Mais cela n'entre pas du tout dans les vues de Sherry Turkle. A cet égard, on pourrait lui reprocher, à la manière d'un Morozov, de contribuer, à sa façon, à participer ainsi au « mirage numérique ». A savoir, tout mettre sur le dos des technologies plutôt que sur les propriétaires de ces technologies.
Le livre se termine sur les perspectives envisageables pour se défaire cette emprise, entre modération de la consommation et déconnexion volontaire, avec le recours à la réflexion philosophique. Turkle n'est peut-être pas si loin d'une dissidence numérique puisqu'elle évoque Walden de Thoreau : une retraite de la civilisation numérique pour que l'individu contemporain retrouve une forme d'autonomie. Mais on sent bien que Turkle reste sceptique, et assez impuissante. Reste le refuge dans le cocon familial et la relation vraie avec des proches.

Friday, March 20, 2015

A propos de Une question de taille

 
Une Question de taille d'Olivier Rey








C'est un ouvrage d'une grande richesse et d'une profonde sagesse que propose Olivier Rey avec Une question de taille. Riche par ses multiples références puisés dans des domaines variés, qui donnent une fort belle illustration à la notion de culture générale; et également par les nombreuses pistes de réflexion proposées. L'auteur s'attaque à un champ anthropologique extrêmement large : rien moins que l'ensemble de la vie humaine, « la vie sur terre », et ses rapports avec la modernité. Quant à la sagesse du livre, elle émane de cette impression de bon sens qu'on ressens à la lecture.
Cette ample réflexion procède d'une intuition première, qui s'avère particulièrement féconde à l'analyse : et si tous les maux propres à la modernité dérivaient tous d'une même cause : une taille disproportionnée ? On aura compris que la démarche d'O. Rey s'inscrit dans la continuité de ses précédents travaux (Itinéraire de l'égarement, Le fantasme de l'homme auto-construit), qui proposent une anthropologie critique de la modernité, sous influence de la science et de la technique. Ici, c'est donc au caractère surdimensionné de certaines œuvres ou produits de la modernité que s'attaque O. Rey, qui finit par dépasser voire écraser les besoins humains. Il y a une folie à l'oeuvre en effet dans ce processus, un « délire », tapi au sein même de la rationalité occidentale. Un rationalité folle : Tel est le paradoxe fondamental de la modernité, qui aboutit à la démesure, le fameux hubris grec.
A partir des nombreux champs balayés, Rey n'a pas trop de mal à montrer que le problème de la taille, c'est à dire du décalage, de l'inadaptation entre certains aspects de la modernité et les besoins de la vie humaine, est bien à la source de tous les maux. Il convient de rappeler cette évidence, pourtant rarement évoquée: sur terre, tout organisme, de nature biologique ou même mécanique, a une taille optimale appropriée, qui rend l'exercice de la vie viable. Ni trop grand, ni trop petit ; et si ces limites ne sont pas respectées, cela se traduit immanquablement par un malaise, voire des catastrophes. Et Rey de donner l'exemple de la taille du corps humain, qui oscille entre 1M60 et 2 mètres. Ainsi il ne saurait exister des géants, en raison de certaines conditions comme la force de gravité. De même, la morphologie des insectes les empêchent d'être trop grands.
A ce sujet, l'argumentation non seulement paraît toujours pertinente et de bon sens mais s'appuie sur de solides bases scientifique, telle l' étude d'un biologiste anglais, John Haldane , Etre de la bonne taille, qui fournit l'une des matrices intellectuelles du livre. Mais O. Rey rappelle aussi l'influence de Galilée, qui démontre que sur un plan géométrique les échelles ne sont pas équivalentes.
C'est surtout à des penseurs de la société que le livre se réfère, principalement Ivan Illich et l'économiste méconnu Léopold Kohrr, auteur du livre The breakdown of Nations. Du premier, Rey retient la pertinence du concept de contre-productivité appliqué à de nombreux aspects de la société moderne, qu'il reprend à son compte pour éclairer des situations présentes. Quant au second, il semble que le livre de Rey soit le commentaire d' une de ses phrases: « Partout ou quelque chose ne vas pas, quelque chose est trop grand ».
L'exemple donné en ouverture du livre de façon très efficace, paraît hautement représentatif de la problématique et du ton général du livre. Dans les années 50, on a construit dans la banlieue de Montgomery aux USA l'un des premiers grands ensembles qui allaient fleurir par la suite dans les banlieues des grandes villes du mondes : soit un gigantesque complexe de barre d'immeubles. Or ce fleuron de la modernité n'a jamais tenu ses promesses : la délinquance s'y est vite installé ainsi qu'un mal de vivre spécifique. Il a été fermé en 1972.
Echec emblématique de notre modernité, qui au malaise ajoute le sentiment d'un énorme gaspillage. On retrouve ici un certain orgueil de la rationalité triomphante mais solitaire, comme aveugle et sourde à « l'art de vivre ». De là cette disproportion, aux effets vite ressentis, entre la réussite technique de l'édifice en soi et le bien-être de la population. (On pense à un passage du Joli Mai de Chris Marker, où le narrateur, face aux grands ensembles tout neufs de la banlieue parisienne, se pose la question du bonheur , avec un brin de scepticisme).
Ce décalage ne peut que faire penser au décalage prométhéen de Gunther Anders, autre référence d'O. Rey, qui visait précisément l'emprise de la technique. Ici, le décalage n'est rien d'autre que le fruit de la perte de la mesure, qu'O. Rey voit s'exprimer dans des domaines variés ( que ce soit le livre numérique ou la théorie du genre). Ajoutons que si la réflexion de Rey est si stimulante, procurant un bonheur de lecture particulier, c'est qu'elle incite le lecteur à reprendre cet angle d'approche et à en vérifier la pertinence pour éclairer de nombreux sujets de l'actualité. Par exemple : la construction sans fin d'un EPR par l'industrie nucléaire française, le traitement des flux de chômeurs par Pole emploi, les crises financières des dernières années, la crise de la zone euro, ou encore le big data. Décidément, oui, on peut dire que la où quelque chose est trop grand, quelque chose ne va pas.
A ce stade, le livre ne cache pas une certaine portée politique: il s'agit précisément de réhabiliter la mesure, la juste proportion dans les décisions politiques, économiques, technologiques et scientifiques actuelles. Privilégier le raisonnable plutôt que le rationnel. Or cela a un nom, et Rey ne se prive pas le dire : il s'agit de la décroissance, que les décideurs actuels ne cessent de décrier, mais qui pourtant apparaît comme la seule issue possible: "...quand la démesure est générale, la seule voie sensée est la décroissance". Autrement dit, il s'agit de combattre ces idéologies (comme le néo-libéralisme) ou bien ces processus ( la technique moderne) qui ont pour caractéristique de ne pas savoir se fixer de limites. Mais précisément, O. Rey ne tranche pas pour savoir quel est le facteur déterminant: le néolibéralisme, le capitalisme, la technique, la science? Les causes sont multiples et co-imbriquées sans doute. On se souvient que Jacques Ellul avait lui pris son parti: le problème, ce n'est pas le capitalisme, c'est la machine.
Retrouver un sens des limites : ce sage dessein est- il seulement réaliste dans notre monde, et ne s'avère-t-il pas un vœu pieux ? L'auteur lui même ne cache pas un certain scepticisme à cet égard, reprenant à son compte la réponse de Kohr lorsqu'il se demandait s'il était possible de démanteler les grandes puissances à l'oeuvre: No. Il semble en effet que la modernité s'inscrive dans une dynamique irrésistible, dont personne ne sait jusqu'ou elle peut aller ni quand elle commencera à décliner.

Une question de Taille, Olivier Rey, Stock, 2014.

Friday, June 13, 2014

 
A propos d'un article de Jérémie Zimmermann: Snowden, Terminator et nous




L' article de M. Jérémie Zimmerman, Snowden, Terminator et nous, publié sur le site Médiapart, est très révélateur de l'extrême difficulté à former une pensée critique de la technique. Rappelons que Zimmermann est le président de la FING, association et site qui milite pour le développement d'Internet et du numérique auprès de la population et qui croit au potentiel émancipateur des TIC. Le discours qu'on y tient à l'égard de ces dernières est donc en général extrêmement positif, les associant nécessairement à la liberté et à la démocratie. En vérité, la FING exprime un point de vue geek , proche de l'esprit hacker, épris de contre-culture et de valeurs libertaires.
Les fameuses et fracassantes révélations de Snowden ont donc sérieusement douché ces ardeurs premières, voire ruinent complètement la crédibilité de cette position. Voici venu le temps du « blues du net ». Certes, on l'utilise plus que jamais, on ne peut plus s'en passer, mais sans se faire la moindre illusion sur la surveillance et le fichage qui lui est inhérent. Le lien de confiance est peut-être rompu, mais en même temps la majorité des gens s'en fiche autant qu'une élection européenne...Après tout si je n'ai rien à me reprocher, peu importe. Les gens ont accepté, intériorisé ce schéma de servitude volontaire.
D'emblée, Zimmerman reconnaît que c'est dans notre relation même aux machines (ordinateurs + réseaux) que gît le mal. L'hybridation homme-ordinateurs, qui fait de nous des cyborgs, accomplissement de la symbiose, a déjà largement commencé. La symbiose est un projet de la DARPA dans les années 60 au temps de la guerre froide, énoncé par son directeur Joseph Licklider ; cette origine devrait déjà nous inciter à ne pas être surpris par les révélations d'un Snowden.
Mais notre devenir cyborg n'est en rien le véritable problème pour Zimmerman. Il le reconnaît pour l'accepter et s'en féliciter. Cela va dans le sens du progrès après tout. Le problème ce n'est pas les machines, ni notre imbrication grandissante avec elles, mais la manière dont elles ont été utilisées contre nous (Zimmermann, de façon symptomatique, écrit d'ailleurs la Machine, désignant l'ensemble global interconnecté. L'usage du singulier et de la majuscule a ici une connotation péjorative évidente car il dénote une logique centralisatrice propre au pouvoir. On est proche de la « matrice ». Face à la Machine, on imagine donc que Zimmermann aura une préférence pour les machines) Bref, au delà de la technique et de la Machine, Zimmermann pointe du doigt d'autres facteurs assurément plus responsables de cette situation: des organisations humaines relevant du pouvoir, que ce soit l'Etat (la NSA) ou bien le capitalisme (GAFA). Les deux forces sont intimement liées et ne font que témoigner de l'impérialisme yankee. Après la Matrice, l'empire donc...
Dans la perspective de Zimmerman, le problème n'est pas technique, mais politique et économique. La technique en tant que tel ici, c'est une force aux mains de la politique et de l'économie. L'emprise numérique, c'est l'emprise de l'Amérique. Le numéricanisme. Il n'est guère difficile de deviner la suite de l'argumentation : pour renverser cet état de fait et cette structure de domination, il suffit de reprendre les rênes, c'est-à-dire le contrôle des machines, de la Machine qui demeure scandaleusement aux mains des puissants. Voilà une resucée post moderne d'un vieux discours marxisant selon lequel la solution ultime pour le prolétariat asservi est de conquérir la propriété (collective) des moyens de productions. Place au communisme numérique !
Mais précisément Zimmermann répète l'erreur de tant de discours marxistes du XXe siècle qui , pour analyser la question sociale, se sont focalisés sur la seule lutte des classes et ont occulté le terme médiateur de ce conflit: la machine. Pour le dire autrement, ils ont retenu la domination; or la technique pose la problématique de l'aliénation, qui s'exerce aussi bien du coté du travailleur que du coté du capitaliste. La question de la technique dépasse le seul problème capitaliste et l'aliénation du travailleur à la machine se posait également dans le système soviétique communiste. Dans un contexte de haute technologie, Le fait que les moyens de production soient privés ou collectifs ne changent pas grand chose à l'affaire (de la même façon que pour un accident de centrale nucléaire).
Allons jusqu'au bout de la logique des idées de M. Zimmermann : il faut que tout le monde devienne codeur, développeur, programmeur ! Il convient de renforcer notre pratique experte de l'informatique, intensifier notre relation avec les machines, accentuer la symbiose. Devenons tous geek et soyons d'avantage des cyborg (mais éclairés)! Le problème est que nous ne le sommes pas assez.
Ne restons pas de simples et stupides consommateurs de services informatiques mais soulevons le capot de nos machines et apprenons le code. Par exemple, en ce qui concerne l'animation d'un blog, la maitrise du langage HTML ou PHP importe bien d'avantage que celle de la langue française...
Les solutions envisagées par Zimmermann se résument au fond au mot d'ordre: tous au numérique ! Ce dernier n'est justement pas assez développé, enseigné, et maitrisé par la population.
Il est permis de souligner qu'avec une tel projet de société, on ne fait que renforcer notre dépendance au système technique, accentuer notre symbiose avec les machines et aussi bien notre aliénation. On passera nos vies face aux écrans sous prétexte de les dompter. L' avenir de l'humanité implique-t-il donc que nous devenions tous informaticiens? L'informatique et du numérique sont-ils la nouvelle alphabétisation, soit la condition indispensable pour être un citoyen libre au XXIème siècle?
Je doute fort que Jacques Ellul soit un auteur en odeur de sainteté à la FING mais après tout Edwy Plenel se plait parfois à le citer. On aimerait donc citer quelques lignes de son Bluff technologique qui dénoncent pertinemment l'illusion techniciste qui est celle de M. Zimmermann : « la micro-informatique ne va pas être une voie de liberté mais une voie de conformité dans l'usage du système technicien et un moyen qui permettra d'accepter plus aisément ce système! » Apprendre le numérique à l'école, enseigner le code ? Voilà ce qu'on peut répondre avec Ellul: « Apprendre à 500 000 jeunes français à utiliser des ordinateurs ne fera que les enfoncer d'avantage dans le système, en leur enlevant d'avantage de pouvoir critique et de compréhension globale ». Ainsi derrière la générosité apparente du discours, se cache un furieux élitisme, qui est celui des geeks et autres manipulateurs experts des machines. On peut critiquer les politiques et les capitalistes, mais c'est pour mieux laisser la place à ces nouveaux aristocrates ( du type Julian Assange). AU final, ce discours confine à une forme de terrorisme, qu'Ellul nomme « le terrorisme feutré de la technologie ». En effet, dans la société rêve par Zimmermann, gare à celui ou celle qui vit à l'écart du numérique, qui n'utiliserait pas d'ordinateurs ou ne smart-phones. Il sera immanquablement un(e) pauvre type qui n'aura d'autre solution que de vivre dans les bois...Relisons bien les mots de Zimmermann : il faut reprendre le contrôle des machines et plus personne ne doit ignorer l'importance de cette tâche. Nous voilà avertis!
Ce dont ne tient pas du compte Zimmermann, on le voit, c'est bien de cette problématique de l'aliénation (aux technologies informatiques), inhérente à notre condition de cyborg, et infiniment plus dérangeante car elle est tapie dans la symbiose. Elle réside au cœur du sujet, et s'exprime d'abord sur le plan personnel (pensons à l'addiction par exemple). Ce qu'il refuse de voir le moindre instant, c'est qu'on peut aussi se détourner de nos machines et refuser le devenir cyborg. Il reste constamment accroché à la certitude que la technique est ce qu'on en fait et n'a pas d'influence sur notre subjectivité. Il lui manque l'approche d' une Simone Weil pour compléter l'approche marxiste, qui tient compte de l'aliénation aux machines et n'oublie pas l'individu, ainsi qu'elle l'expose magnifiquement dans sa Réflexion sur les causes de la liberté et l'oppression sociale. On a transféré l'esprit de la pensée du travailleur aux machines: «  L'histoire des hommes n'est que l'histoire de l'asservissement qui fait des hommes, aussi bien oppresseurs qu'opprimés, le simple jouet des instruments de domination qu'ils ont fabriqué eux-mêmes, ravale ainsi l'humanité vivante à être la chose de choses inertes ». C'est bien cette substitution des moyens aux fins, dans laquelle Simone Weil discernait le mal propre à l'humanité, qui engendre le malaise de la civilisation technicienne et qui se manifeste avec éclat avec l'affaire Snowden. Autrement dit, l'humanité connectée d'aujourd'hui n'est pas seulement le jouet de forces politiques et capitalistes, mais aussi des ordinateurs et des réseaux.
Il y a donc une mesure encore plus radicale et efficace pour échapper au fichage dénoncé par Snowden et que bien sur Zimmermann n'envisage pas une seule seconde. Il est vrai que cela s'apparente à du luddisme : il s'agit de, sinon briser, du moins se détourner de nos machines et du réseau. Se déconnecter tout simplement, plus ou moins définitivement. Certes, c'est un luddisme personnel, lié à un travail de soi sur soi, une tâche spirituelle presque. Dans l'existence déconnectée, qui aprés tout était la notre avant 1995 environ, on perd assurément beaucoup. C'est un renoncement, certainement déchirant, mais une chose est sure : on donne moins prise à cet immense mécanisme de contrôle et de surveillance. Si l'on ne veut pas que nos données soient récupérées et analysées par facebook, le mieux est ne pas avoir de compte. Ne pas avoir d'existence numérique, si tant est que cela soit possible totalement, c'est aussi ne plus produire et laisser de traces numériques qui forment la trame de cette existence techniquement assistée. On aura beau se former, s'approprier les technologies, celles ci de toute façon nous dépassent sans cesse, et puis on ne pourra jamais être complètement sur de ce qui advient de nos données une fois que celles ci sont absorbées dans « la machine ». Les exemples abondent de comptes internet , de dispositifs informatiques piratés, tel par exemple ces deux jeunes lycéens au Canada qui sont parvenus à pirater un distributeur de billets. Si les services informatiques d'une grande banque en sont à un tel degré de non maitrise, comment diable monsieur Zimmermann espère-t-il attendre un haut degré d'appropriation de la part de la ménagère de 50 ans ?
Au fond, on omet ici de rappeler que ces technologies forment un système technique foncièrement instable et incontrôlable, et en ce sens dangereux. Nous sommes vraiment face à « un milieu technique non dominé » pour reprendre l'expression de George Friedmann. S'il est logique de vouloir le dominer, les solutions prônées par Zimmermann paraissent non seulement utopique mais presque inquiétantes. Elles nous mènent tout droit à une société d'avantage connectée et numérisée. On peut y entendre un « connecte toi ou crève !». Le projet consistant à passer de technologies qui nous contrôlent à des technologies qui nous libèrent est certes louable dans ses intentions, mais il règle le problème de façon bien manichéenne. En vérité, ces technologies sont les mêmes : et elles nous contrôlent et elles nous libèrent d'un même tenant. Tel est le fameux effet pharmakon de la technique, que Zimmermann oublie complètement dans sa démonstration. Si l'on veut des technologies qui nous libèrent, encore faudrait il savoir si l'on est libre à l'égard de la technologie, dans l'usage qu'on en fait.
De ce point de vue, il est parfaitement illusoire de croire que ces technologies, par ailleurs complexes et sans cesse changeantes, pourraient être entièrement libératrices. Notre condition cyborg s'enracine déjà dans un rapport opaque aux dispositifs technologiques (qui rappelle le rapport à notre propre corps).
Enfin, l'appel mobilisateur à ce que tous s'approprient la technologie achève de renforcer la présence déjà envahissante que celle-ci tient dans nos vies, et de nous enfoncer dans la dépendance à ce système. Aujourd'hui, il est vrai, les humains se rapprochent des cyborgs, bientôt les Oscar Pistorius seront bien plus performant que les sportifs valides, et presque tout le monde a un téléphone portable, mais ce n'est pas pour autant que nous allons tous devenir des experts du logiciel libre, des architectures décentralisées et de techniques sophistiquées de chiffrement. On est en droit d'y trouver matière à un profond ennui. A ce vaste programme, nous optons définitivement pour la position de Bartleby : « I would prefer not to ».

Tuesday, April 15, 2014

Facebook, plus que jamais virtuel


On apprend que Facebook a racheté, à prix d'or (quelques milliards...), une start-up du nom d'Oculus qui s'occupe de réalité virtuelle( ou encore réalité immersive ou réalité augmentée) et a mis au point un casque apparemment ultra-performant : l'oculus rift. Evidemment, le fondateur de cette société, un certain Palmer Luckey n'a même pas 20 ans, un nouveau Zuckerberg alors que le vrai, 30 ans , fait déjà figure d'« ancien ». Passage de relais, où le neuf supplante le vieux, comme dans l'impasse de Brian de Palma, où le vieux caïd, légende de la cité, est tué et remplacé par le jeune caïd.
L'argument de Zuckerberg, pour justifier cette dépense somptuaire, c'est de dire que cette technologie constitue une innovation absolument radicale, un changement majeur qui va affecter toute la société. Bref, c'est là qu'est l'avenir. Autrement dit l'humanité (puisque la particularité de facebook est d'absorber l'humanité) n'a pas d'autre avenir que le virtuel. Dans un communiqué, Zuckerberg déploie une argumentation étonnante : demain, nous n'échangerons plus seulement des « moments », ce qu'on fait aujourd'hui sur sa plateforme, qui a donc une fonction média, mais de véritables « expériences ». Ainsi donc, le seuil de rupture fatidique est celui séparant un moment d'une expérience. Dans le premier cas, l'espace de la vraie vie conserve encore sa spécificité, sa primauté, et fait ensuite l'objet d'une médiatisation sur la plateforme, via des traces numérique choisies par l'usager : des photos, vidéos, ou des commentaires. Dans le second, plus de distance entre le vécu (le moment) et sa médiatisation : la plateforme devient un espace ou l'on vit directement des situations : des «expériences». Nous vivrons donc des vies virtuelles dans des plateformes qui imiteront parfaitement la réalité. Nous serons comme les personnages du roman de science fiction de Jean Michel Truong Le successeur de Pierre : nous habiterons dans des cellules individuelles et communiquerons avec des tas de gens au sein de dispositifs virtuels.
Les réactions étonnées ou critiques à cet achat, fustigeant l'appétit insatiable de FB qui s'accapare une jeune et sympathique start-up financée par des internautes, sont a coté du sujet. Elle n'ont pas compris que cette opération est on ne peut plus logique dans la mesure où le virtuel est l'essence même de facebook, et constitue désormais son horizon indépassable. Ce qu'a accompli ce site, depuis dix ans, c'est bien d'avoir conditionné l'humanité à la vie virtuelle, d'avoir imbriqué toujours d'avantage la vie, les éléments traditionnels qui la composent ( paroles, échanges etc.) et le virtuel.
En effet, FB n'est pas second life, il n'a pas établi une cloison étanche entre l'espace de la vie et l'espace du jeu ou du réseau, telle une vie parallèle, mais a établi des passerelles entre les deux ordres. Les gens ont toujours le sentiment qu'il y a bien le noyau de la vraie vie, non médiatisée, immédiate, hors facebook, inaliénable donc, de même qu'ils ont plus que jamais le sens de la vie privée et qu'ils y tiennent, alors qu'elle n'a jamais été autant malmenée, voire carrément mise en cause. Simplement l'usage du réseau social informatisé change certaines modalités de l'exercice même de cette vie, qui ne reste pas un champ impénétrable et inviolé des assauts de la technologie. L'usage de FB a ainsi des répercussions sur le champ de la vie personnelle, et même intime. Plus encore, il contribue aujourd'hui à accompagner la fabrique des subjectivités, la construction (ou déconstruction) des personnalités puisque on rencontre, on aime, se déchire, se sépare sur Facebook, aussi bien des amants que des amis. Chaque fois, on se rend compte que certaines situations extrêmes, pour ne pas dire carrément dramatiques, ne se seraient sans doute pas produites sans le réseau. Autrement dit, elles ont été souvent artificiellement stimulées et , dans les cas des conflits par exemple, elles partent d'un malentendu ou d'un incident bénin. Mais c'est bien parce que l'espace de la « vraie vie » a été perturbé par l'infusion constante du virtuel, qui l'informe et le déforme. D'une part, tout un champ de l'existence jusque là confiné dans la privacy a été brutalement propulsé dans l'espace public : des évènements privés sont devenus publics. Est-ce une bonne chose? Un simple mot, une remarqué bénigne, s'ils sont connus de tous, peuvent avoir des conséquences dramatiques. D'autre part, le rapport à l'autre via FB est un mixte de présence et
d'absence, de réel et de virtuel, support à toutes les projections et cause de tous les malentendus. C'est le meilleur moyen pour que votre vie vous échappe. Enfin, c'est la culture du jeu vidéo que Facebook a introduit dans le secteur de l'existence personnelle et des relations humaines : c'est notre vie même qui devient un jeu vidéo, toujours à l'intersection indécise de la réalité et de la simulation, sauf que parfois dans la vie on ne joue pas...Pas pour rien qu'on a toujours maintenu une distance claire et nette entre la vie et le jeu, ce dernier s'apparentant à un rituel.
Les gens se sont fait gravement piéger par Facebook, non pas par ce que l'entreprise récolte toutes les données des utilisateurs à son profit mais parce qu'ils ont cru qu'une vie dans un monde en permanence ouvert et connecté était vivable. Ils ont cru que des relations entièrement positives, sans négatif, sans envers, sans absence donc, étaient viables, mais ce n'est pas le cas : parents, amis et amants ont besoin de s'absenter de temps à autre, et de se déconnecter. Que serait le jour sans la nuit, la lumière sans l'ombre? Facebook fait advenir le règne de la réalité intégrale, pour reprendre une notion de Baudrillard pour définir le virtuel, dans le champ des relations humaines, c'est à dire que la relation devient intégrale et cela est insupportable...C'est dire que dans son concept même, cette société part d'une erreur fondamentale concernant l'existence et le lien humain et aboutit à une dénaturation, une falsification totale , diabolique, de ceux-ci. Mais le faux a bien des charmes...
Il n'y a pas lieu de s 'étonner que FB s'engage dans cette direction. Preuve ultime que ce n'est pas la vraie vie qui intéresse Zuckerberg mais bien la réalité virtuelle, bien plus stimulante et riche. Cette vie est pauvre, mutilée, décevante,etc. : il faut donc l'enrichir, l'agrandir, et la réparer grâce aux réseaux. Nos relations, nos liens, nos amitiés sont de même terriblement limités : il faut en élargir le champ. Un débat existe aujourd'hui entre ceux qui plaident pour le caractère parfaitement réel de ce qui se se passe ou de ce qu'on fait sur Facebook et ceux qui insistent sur sa dimension irrémédiablement virtuelle. Pour les premiers, qui veulent se rassurer à bon compte et légitimer leur addiction, ce que je fais sur le réseau est autant réel que ce que j'effectue dans la « vraie vie » et n'a donc rien de virtuel, qui est un cliché sans fondement. Or, aux dires du directeur de Facebook lui même, et comme le prouve ce rachat, c'est bien le virtuel qui est la terre d'élection du réseau social.

Saturday, December 28, 2013

 
A propos de Théorie du drone
de Grégoire Chamayou






Voilà un livre qui constitue de l'excellent philosophie, rigoureuse, documentée, tonique et en prise sur son époque. Ca se lit (presque) comme un polar, pourrait on dire, d'autant plus que l'auteur insère des dialogues de militaires en action au fil se son texte. L'unique objet d'étude de cet ouvrage est une nouvelle arme, le drone, qui sévit sur certaines zones de la planète, entre l'Afrique et le Moyen orient (Yémen, Afghanistan, Pakistan), depuis quelques années seulement (les années 2000) et qui est principalement utilisée par les USA et Israël. Le parti pris philosophique de Chamayou est alors d'élaborer une théorie de cette arme, c'est à dire d'un objet technique. Car le drône n'est pas une arme comme les autres. Il porte avec lui une conception du conflit et de la guerre, bref une vision du monde, en l'occurrence celle des décideurs et militaires américains.
La pensée philosophique peut servir à élaborer des discours de légitimation de l'ordre établi, et le Pentagone ne se prive pas de recourir d'ailleurs à des think thank oeuvrant en ce sens. Mais cela relève d'avantage du sophisme. La remise en question est d'avantage le propre de la démarche philosophique, et l'ouvrage de Chamayou en témoigne fort bien. Outre une étude savante, il s'agit d'une théorie critique radicale sur les implications éthico-politiques de cette arme, ainsi que sur les discours chargé de justifier son emploi. A ce titre, ce livre dense peut avoir une réelle portée pour tous ceux qui entendent s'opposer à cette pratique et cherches des munitions critiques et discursives. En ce sens, Chamayou s'inscrit dans la filiation d'un Foucault et de sa conception du travail de la pensée.
Le drone change radicalement les conditions même du droit et de l'éthique de la guerre. En tant qu'objet technique, il représente une véritable rupture qu'on pourra relier à d'autres dispositifs techniques contemporains, particulièrement les TIC et le numérique (dont il est une branche). C'est la guerre en ses fondements, telle qu'on l'entend et la définit selon les catégories politiques et juridiques traditionnelles, qui est remise en cause. La question est donc posée : l'usage de drones autorise-t-il encore à parler de guerre ?
L'ouvrage livre une analyse très profonde et complète des différentes manières dont s'effectue cette rupture. En premier lieu, et très fondamentalement, c'est la logique de réciprocité entre combattants définissant la situation de « conflit armé » qui est abolie. Arme dissymétrique et unilatérale, le drone n'expose pas au combat, et au risque de mort qui lui est inhérent, celui qui l'utilise et prive l'ennemi de toute possibilité de riposter et de combattre. Or, cette suppression ruine tout simplement la condition même de possibilité de la guerre, en premier lieu au niveau juridique. Nous entrons alors en terrain inconnue, dans une zone de non droit pourrait on dire, et il faudrait disposer d'autres catégories. Sur cette base de non réciprocité, Chamayou déploie une argumentation qui examine les fondements du droit de la guerre, et épluche les discours de justification des partisans du drone, en en soulignant les apories et absurdités. Plus exactement il tire toutes les conséquences juridiques d'une telle situation mais il le fait en philosophe, c'est à dire en restant sur le terrain de la philosophie du droit. C'est une question importante, notamment au regard du droit international, et dans la perspective éventuelle de réclamations futures de la part des victimes. Car le propos de Chamayou consiste a remettre en cause la catégorie de guerre lors d'opérations menées avec drone. Or il existe malgré tout un droit de la guerre, ne serait-ce que pour dire que nous sommes en guerre ou non, qui permet de suspendre la responsabilité pénale de l'homicide ( sous certaines conditions ). Si l'on parvient à démontrer que ce n'est pas une situation de guerre, on peut imaginer une mise en cause de la responsabilité des décideurs et exécutants. Comme il y a de nombreuses bavures et que l'on ne compte plus les massacres d'innocents (un groupe d'enfants dans un mariage frappé par erreur), cela ne paraît pas totalement absurde. De même tel état subissant une frappe pourra y voir une agression extérieure et une atteinte immotivée à sa souveraineté. On comprend alors toutes les contorsions juridiques auxquelles se livrent les partisans du drone,et que Chamayou se plait à citer.
La position de l'auteur c'est de parler de chasse à l'homme plutôt que de guerre. En vérité, il s'agit d'assassinat ciblé, de l'aveu même des utilisateurs, et c'est la politique actuelle d'Obama et de certains responsables israéliens. Par cette notion, on comprend vite que nous ne nous situons pas tant sur un terrain militaire que sur un terrain policier. Il ne s'agit plus de conflit entre états inscrits dans un terrain délimité mais d'attaque ciblées s'effectuant dans des zones sous contrôle et visant volontiers des personnes que l'on désignera, non comme combattants, mais comme terroriste. On voit combien le développement de l'usage militaire du drone doit à l'après 11 septembre et aux mutations juridiques qui ont suivies. A dire vrai, les Etat Unis, véritables gendarmes du monde globalisé, ont commencé alors à s'asseoir sur le droit. A la chasse à l'homme, s'ajoute la logique de contre-insurrection (par les airs) notion déjà formulée au Viet nam (et en Amérique du sud) par les stratèges américains. A ce titre, Chamayou explique bien que le drone a été développé pour se substituer à l'usage de frappes aériennes massives, jugées contre-productive mais c'est également le cas de cette nouvelle arme, qui ne fait qu' aviver la haine des adversaires.
D'autres enjeux sont abordés, tel celui « d'arme humanitaire » qui revient souvent sous la plume des défenseurs. Il est vrai que cette arme permet d'économiser des pertes humaines puisqu'on remplace le soldat par un robot. C'est la guerre moderne avec le fantasme du zéro mort, zéro perte. Faire la guerre sans y être. Cependant, comme le montre Chamayou, cela ne vaut que dans un seul sens, celui du camp utilisateur, et cet usage a alors tendance à privilégier des vies sur d'autres, et à accentuer une distinction stricte du type nous et les autres. On ne s'embarrasse plus de nuances, de négociations, de compréhension de l'autre.
L'autre axe du livre s'inscrit dans une perspective plus phénoménologique et questionne notre relation à la réalité, à la présence, telle que l'usage du dispositif la perturbe. Ici, on dira que la remise en question de la guerre s'inscrit dans un processus de destruction de l'expérience entamé au XXe siècle par la technique. On ne fait plus la guerre comme avant (faut il le regretter?), on téléguide les opérations. C'est du coté des pilotes de drone que ce livre-enquête se tourne alors. Comme on le sait, il s'agit de soldats travaillant dans des bases militaires sur le territoire national, confortablement installés devant d'immenses moniteurs vidéos où ils pilotent cet engin à des milliers de kilomètres de distances. C'est donc la nature même de la réalité de l'évènement qui est ici interrogée et son impact éventuel sur le psychisme. A ce sujet, l'usage des drones s'inscrit dans ce processus de virtualisation générale emportant le monde, du fait de l'omniprésence des écrans. Mais la réalité du monde se confond-elle avec l'écran, comme la carte avec le territoire, surtout dans des situations aussi extrêmes que des situations de conflit?. De même, c'est ici la question de l'agir et de la responsabilité qui lui est liée qui est ici en cause, à travers l'acte extrême qu'est l'acte de tuer. En effet, les armes traditionnelles ( armes de poing) mettent l'utilisateur dans un rapport de proximité physique avec sa cible. Ce qui implique un sens de la responsabilité plus fort, voire des effets traumatiques. Mais le progrés technique n'a fait qu'accentuer la distance physique entre l'utilisateur de l'arme et la cible. Cela disparaît complètement avec le drone, et on se demande quelle part de responsabilité ressentent encore ces pilotes-tueurs. Le processus de déréalisation a-t-il raison de leurs scrupules ? Chamayou rappelle alors que les psychologues militaires ont précisément pensé aux effets éventuels, et ont favorisé une approche compartimentée du moi. Ces soldats sont invités à séparer avec des cloisons étanches leurs différentes activités: soldat de drone le jour tuant des gens, père de famille le soir.


Si ce livre nous paraît si stimulant, c'est qu'il dépasse son objet pour nous inviter à réfléchir sur notre condition dans le monde contemporain. S'il n'y a plus de guerre, dans un contexte circonscrit, alors ne peut-on pas dire que la logique du drone stipule que le monde entier est en guerre, et qu'il n'y a plus de paix, et qu'on peut frapper a tout moment n'importe qui. Le monde devient un immense terrain de chasse globalisé sous contrôle de l'empire. car telle est la conclusion politique de ce livre: la drone est l'arme de l'empire (ceux qui maitrisent la technique et le capital) dans un monde sous contrôle et sans dehors. Selon une logique d'escalade et de montée des tensions, on peut fort bien imaginer que des insurgés, voire que de vrais terroristes, s'emparent de cette technologie et la retournent contre les villes des pays utilisateurs. Le drone , a l'instar de la numérisation, brouille les repères et les limites classiques et mêle tout dans un même flux indistinct (guerre/paix) : c'est l'arme de l'empire, du monde globalisé sans dehors.
Enfin, c'est notre propre condition d'utilisateur d'écran et d'ordinateur qui est reflété par ces soldats d'un nouveau type. En effet, ils ne ressemblent pas tant à des soladats qu'à des employés de bureau d'aujourd'hui, le nez devant un écran.
Au fond, il nous semble qu'avec ce livre Chamayou a placé ses pas dans ceux du philosophe Gunther Anders, pourtant pas cité. Il fait avec le drone ce que celui-là a fait avec la bombe atomique. Et de fait, comme naguère le pilote du bombardier larguant la bombe atomique, le pilote de drone est le prototype du travailleur moderne qui peut faire le plus grand mal sans la moindre méchanceté, voire dans la plus grande innocence. Anders formulait la faille de notre monde moderne technologisé de la façon suivante : le décalage entre ce que nous sommes capable de produire et ce que nous sommes capable d'imaginer. Le drone vérifie plus que jamais cette idée cruciale. Reste la question ultime, que l'ouvrage laisse ouverte: l'arrivée de  l'ère des machines, de l'intelligence artificielle à l'image du film Terminator...On l'aura compris, Théorie du Drone est un brillant livre de  philosophie de la technique.

Saturday, August 03, 2013

Au sujet de l'économie numérique et son impact dévastateur sur l'emploi

 Intéressant article sur Internet actu, consacré à l'économie numérique, qui revient sur ce dèja vieux problème du lien entre automatisation et chômage: http://internetactu.blog.lemonde.fr/2013/08/02/ou-va-leconomie-numerique-robotisation-ou-monopolisation/. Sans revenir aux luddites qui répondaient exactement aux mêmes problématiques, ce problème est perçu et posé depuis les années 50, et les débuts de la vague d'automatisation ( dans le sillage de la cybernétique). A l'époque, on passait outre les conséquences sociales en disant que cela allait libérer du temps pour plus de loisir et de culture: on était encore dans une perspective de progrès...oui, mais, restait un doute: qu'est ce que les gens feraient de leur temps libre? Et où trouveraient-ils leur source de revenus dans le contexte d'une économie marchande capitaliste? Wiener, le père de la cybernétique, évoque dès le départ de sérieuses inquiétudes quant à l'impact du développement de la technologie sur l'emploi.
Aujourd'hui l'article d'Hubert Guillaud (qui reprend certaines réflexions économiques énoncées outre-atlantiques), donne raison aux craintes wienériennes, sauf  que la réalité d'aujourd'hui va encore plus loin que ce qu'il pouvait imaginer. Il faut dire cette réalité: l'économie numérique constitue un énorme bluff en ce qui concerne son impact positif sur l'emploi. C'est bien sur exactement le contraire qui se produit, et cette tendance est appelée à grandir au vu de l'évolution technologique inarrêtable. il est assez amusant de noter que l'article n'ose pas l'affirmer clairement, voulant préserver la réputation technophile d'Internet actu et ne pas mettre en cause directement le facteur technologie. Pourtant ce sont exactement les conclusions auxquelles l'auteur amène le lecteur. L'économie numérique nous mène clairement à une impasse, qui ne pourra que prendre la forme d'une grande implosion sociale, avec des débordement de violence effroyable (lire à ce sujet la grande Implosion de Pierre Thuillier).

Un commentaire souligne que cette évolution va favoriser "des métiers très intellectuels". Mais il est insuffisant, voire erroné, de parler de métiers très intellectuels. Sous entendu les chômeurs d’aujourd’hui auraient des profils manuels, ce qu’on assimile à sous-qualifié. Au contraire, dans un tel contexte d’automatisation et virtualisation, les métiers concrets et manuels peuvent connaître un retour en grâce. (Car après tout, on peut aussi se dire qu’on n’en a rien à foutre de ce monde qu’on veut nous imposer).
En réalité, il s’agit de métiers techniques, voire hyper techniques (liées à l’informatique), et cela n’a rien à voir avec « des métiers très intellectuels ». Beaucoup d’activités ici sont de pure exécution, dénuées de toute espèce de réflexion ou de contextualisation. Ceux qui conçoivent des algorithmes boursiers ont ils la moindre réflexion sociale, éthique etc de leur activité? Lorsqu’on leur dira « vos produits entrainent de terribles drames sociaux », ils auront une réponse à la Eichmann: je suis un technicien, je résous des problèmes techniques et j’applique des consignes techniques.
Par ailleurs,Ceux qui ont une formation littéraire sont des intellectuels, et ils n’ont aucune place ni avenir dans un tel système. Nous allons assister bientôt à la suppression de toutes les disciplines littéraires et de sciences humaines. dans l’économie numérique, que vaut la connaissance de la poèsie symboliste etc.?
Hélàs, il faut reconnaitre que Jacuqes Ellul avait bel et bien tout prévu dans son Bluff technologique. Le développement de l’informatique et de la société des réseaux va produire inéluctablement un monde où seul le métier techniques aura droit de coté, où de nombreuses activités et types de compétences seront dévalorisés et où le chantage au chômage sera énorme.
Quelques citations à méditer:
« La technique amène le chantage au chômage. Si vous ne devenz pas technicien, vous serez inéluctablement un chômeur. »
« L’homme qui ne connaitra pas l’usage de l’informatique, des appareils de transmission, des réseaux, des flux de tous ordres, sera forcément un marginal. »
« On met les parents en présence de ce choix exclusif : ou bien votre enfant devient technicien, ou il ne sera rien. »
« Seul est intelligent dans notre société celui qui connaît les manipulations informatiques. 
»

Wednesday, June 27, 2012

Crise de la poésie





Des poètes lancent une pétition pour dénoncer un projet du CNL concernant une commission d'aide à l'écriture qui abandonne la place spécifique de la poésie pour la regrouper avec d'autres genres: http://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20120626.OBS9662/pour-180-ecrivains-la-poesie-est-en-danger.html.
La crise de la poésie, guère nouvelle, va bien au delà de cette affaire, qui est néanmoins révélatrice. Il est déjà assez pathétique de voir des poètes quémander des sous à l'Etat, tels des gens démunis se rendant dans leur mairie pour demander un logement social. 
C'est bien sur de la place de la poésie dans la cité dont il est question, et de son rayonnement social, de son aura symbolique. Le texte de la pétition est très clair: il y a une opposition radicale, ontologiquement inconciliable sans nul doute, entre le "marché" et la poésie ( associée à la "grande culture"). Façon de reconnaitre que selon les critères de la société libérale marchande, la poésie n'a aucune utilité et n'aura bientôt plus d'existence. Certes, Malherbe déja disait que le poète est aussi utile à l'état qu' un joueur de quille et théophile Gautier rappelait que ce qu' il y a de plus utile dans une maison ce sont les latrines. Cependant Hugo pensait que le poète pouvait guider le peuple tel un prophète biblique et Baudelaire a eu droit à un procès pour ses Fleurs du Mal, témoignage d'une forme de reconnaissance de la société à son égard. Autrement dit, même si les poètes n'ont jamais bien gagné leur vie, il y avait néanmoins un statut symbolique élevé accordé à la poésie, qui participait de son prestige et de son rayonnement. Et la poésie avait une place de choix dans la culture, la grande culture (c'est à dire celle qu'on enseigne à l'école). Mais aujourd'hui le "marché" l'emporte totalement, imposant ses critères à tous les domaines (y compris ceux de la culture et du langage).  Quant  à essayer de mieux correspondre aux attentes du marchés, la poésie ne pourrait le faire qu'en renonçant à être elle même. De toute façon les Marc Lévy de la poésie existent il s'appellent grands corps malade ou Francis Cabrel: les chanteurs de variété.
Aujourd'hui, il est manifeste que le désintérêt  de la société pour la poésie est immense. Les gens, dans la très grande majorité, s'en foutent royalement, cela ne tient aucune place dans leur vie,  et ne peuvent prendre que  pour un taré celui ou celle  qui qui s'y engage pleinement. Seuls Baudelaire ou Rimbaud réalisent de bonnes ventes, bien aidés par l'école il est vrai, seul lieu où la poésie continue à exister vraiment et seul véritable marché pour elle. Mais j'attends le moment où des parents d'élèves, soucieux de trouver à leur progéniture un enseignement utile pour l'acquisition d'un travail remettront en cause la place de la poésie dans les cours (il vaudrait mieux leur apprendre la rédaction d'un cv et d'une lettre de motivation, voire la rédaction d'un scénario, d'un script de série télé ou de paroles de chansons). Pour la société, un bon poète est un poète mort. La poésie existe donc uniquement comme chose passée, antiquité verbale: elle suit exactement le destin de l'art dans la modernité analysé par Hegel (l'art est au passé). Qui est capable de citer un poète  contemporain vivant, d'en citer quelques vers (même moi j'ai du mal)? En revanche, n'importe qui peut peut être encore citer quelques vers de La Fontaine. Et qui connait le dernier prix Nobel? Ce poète suédois devenu aphasique il y a 20 ans, qui ne parle et n'écrit plus: quel plus beau symbole du dernier poète dans la société moderne libérale marchande?
Pour comprendre cette situation désastreuse, il faut, à mon sens, examiner le statut du langage dans le monde moderne: il a clairement muté, dans un sens peu favorable à la poésie. De la même façon que le statut du savoir a changé dans la post modernité, comme le montrait Jean François Lyotard dans son fameux texte La Condition Post-moderne. Dans ce contexte, il faut tenter de comprendre comment et pourquoi la poésie, en tant que registre particulier du discours, modalité singulière de la parole, a perdu sa place, son aura (déclin exactement parallèle à celui de l'aura de l'oeuvre d'art au moment de la reproduction technique,comme l'a montré la célèbre analyse de Walter Benjamin).
L'hyper développement technologique des dernières années qui a affecté la communication, c'est à dire l'informatique et le numérique, a abouti à une explosion de la communication qui favorise une parole extensive au détriment d'une parole intensive. Tout le monde peut s'exprimer, y compris ma petite personne dans cet article de blog, mais les mots perdent leur poids, dans un bavardage généralisé et délayé que personne n'écoute vraiment (sauf les tweet de la compagne du président bien sur). La puissance de la parole se dilue dans cette société liquide, devenue liquéfaction. Or la poésie côtoie le silence, privilégie la rareté mieux à même de révéler l'éclat des mots.
Si l'on raisonne en terme de médias, c'est à dire de médiasphère, alors celle de notre époque rend impossible la poésie. Comme d'autres messages, elle peut certes s'exprimer et s'énoncer (il y a plein de sites et de blogs de poésie) mais cette facilité d'expression et de publication est un leurre , cette liberté totale raisonne dans un vide aussi total et s'avère bien plus fatale à la poésie que la plus féroce des dictatures.
Il convient donc de s'interroger sur l'influence de la technicisation du langage que le développement massif de l'informatique a engendré. Comme le remarquait Dominique Janicaud, l'un des grands penseurs de la technique, dans un livre magistral La Puissance du Rationnel: " L'aire langagière est massivement investie par la technicisation; celle-ci change radicalement l'immémoriale relation de l'homme à la symbolisation ». La perte de ce lien est peut être ce qui a  réellement affaibli la poésie. Le péril aujourd'hui, c'est celui "d'une codification générale du langage, devenu modulaire et sommaire". La domination techno-scientifique bouleverse l'essence même du langage. Ce dernier est désormais totalement instrumentalisé et réduit à sa fonction utilitaire, et de plus en plus de gens, dans les forums, défendent cette approche. Or "une langue, relation vivante, mystérieuse, multiple et imprévisible au monde (...) une langue enracinée dans l'abîme obscur et mouvant des corps, soulevée par des dictions singulières et des attentes indicibles, complice du silence et gardienne des secrets... une telle langue ne peut continuer à vivre et à se développer si l'espace uniformisé et manipulable à volonté de la télévision, des moyens audiovisuels et bientôt de la télématique devient le médium linguistique et culturel exclusif". On ne saurait mieux dire où se loge la crise de la poésie.
Pour finir, il faudrait s'interroger sur l'usage même de nos technologies numériques face à la question du destin de la poésie. Imagine-t-on Yves Bonnefoy faire des poèmes muni d'un Iphone ou d'un mac Book Pro, l'imagine t on connecté au Web? Pas vraiment. En quoi ces outils performants et multi tâches peuvent aider à l'élaboration d'un beau poème (et pourtant pourquoi pas? comment dénicher ou créer les effets poétiques dans ces nouvelles formes ?) Au fond, c'est peut être la technologie numérique elle même en son essence, dans son principe de fonctionnement et ses fonctionnalités, qui atteint le langage et étouffe la poésie. Le poète d'aujourd'hui, comme tout un chacun, se retrouve face à un outil puissant qui mêle à un même niveau les mots, les images et les sons. Tout devient code et information, et la parole aussi bien que l'écriture  perdent leur  spécificité, respectée dans un support limité comme le papier. Nul mieux que Jacques Ellul ne semble l'avoir formulé dans son livre Le Bluff technologique : " Cette transposition, d'une information multiforme, transmise par voie analogique, à une information uniforme (numérisée sous forme d'unités élémentaires : bit), cette omniprésence de la logique numérique fait que le langage n'a plus la même consistance." Inutile de chercher ailleurs les raisons pour lesquelles  la parole est "humiliée". Autrement dit, la poésie fait cause commune avec la bio-diversité, la dégradation du langage a partie liée avec celle de l'environnement. Il se pourrait bien que la poésie soit victime du bluff technologique, qu'affectionnent toujours nos dirigeants. Si elle est en crise, c'est que le langage perd sa consistance, et c'est bien pourquoi le CNL décide de ramener la poésie dans la littérature générale.
Reste l'élégance de l'ombre comme l'écrit René Char, le refuge de la nuit en attendant une prochaine aurore, le poète entre désormais en parfaite clandestinité. Ce n'est pas la première fois qu'il prend le maquis, mais il se fait résistant à une forme de domination perverse et retorse, globale et intégrale, qui atteint la langue en son essence. C'est sans doute pourquoi Pasolini, poète avant tout, pensait que la société de consommation capitaliste exerçait une tyrannie bien pire que le fascisme.

Monday, June 11, 2012

L'argent c'est du virtuel

Une émission de France 2 , la finance folle, abordait le problème du rôle des ordinateurs et des machines dans la finance. Reportage intéressant même si il adoptait un ton lourdement spectaculaire inhérent au genre (à la Inside Job), de peur d'ennuyer le spectateur avec des questions arides. Il posait assez clairement les termes d'un débat (politique et quasi philosophique) qui concerne le rôle et la définition de la finance aujourd'hui dans le monde moderne. Le débat est le suivant: est-ce que ce sont des hommes, cupides et malveillants, par exemple les traders, qui sont responsables du marasme actuel et utilisent des instruments puissants à leur fin, ou bien est ce que ce sont les instruments puissants, les machines et algorithmes, qui échappent au contrôle et mènent la danse? Evidemment la seconde option est largement plus inquiétante avec son coté Terminator ou Matrix. La première  est plus rassurante car elle laisse penser qu'on peut reprendre le contrôle et arrêter les éléments malveillants.
Bref d'où vient le mal (associé explicitement à la finance dans le reportage, selon une vieille tradition religieuse)? Qui est responsable? Les traders ou les algorithmes? Les humains ou les machines? La réalité de la finance semble participer d'un double niveau: l'humain et le technologique (qui recoupe l'opposition réel/virtuel). Les partisans de la première idée, qu'on peut appeler instrumentalistes, croient toujours que l'homme contrôle la technique, qui n'est qu'un moyen, et veulent  ainsi dédramatiser la gravité de la situation. Pourtant, les ingénieurs qui conçoivent les algorithmes ne sont pas uniquement mus par l'appât du gain a mon avis. Il y a aussi le challenge d'intervenir sur le cours même de la réalité, voire de la changer. Quant aux traders, certains ne contrôlent pas forcément leur propre comportement et se laissent happer par le rythme de la machine. Ils se comportent comme des addicts à un jeu vidéo où ils perdent le contact avec la réalité. C'est ce que Kerviel a déclaré par exemple. C'est peut être bidon mais moi ça me parait crédible.
Invoquer l'éternelle cupidité humaine, comme le font les gens d'extrême gauche en général pour s'opposer au capitalisme, me parait insuffisant pour décrire la réalité complexe d'aujourd'hui qui caractérise la finance. Il y a bien des instruments nouveaux , d'une puissance inouïe, qui augmentent la dimension de la réalité où l'on intervient, qui augmentent la vitesse où les choses évoluent. Il y a des outils que nous manipulons autant qu'ils nous manipulent. L'homme devient "tool of his tools" comme l'écrit Thoreau (Formule citée par John Von Neuman, l'inventeur de l'ordinateur, en épigraphe de son célèbre article Théorie des automates). Et ne pas considérer cet aspect pour s'en tenir à des vieux refrains, c'est se condamner à l'aveuglement. La démesure de la finance participe de cette explosion des données engendrée par le numérique et Internet, processus qu'on retrouve aussi bien dans la science où l'augmentation des capacités des machines permettent une meilleure compréhension du cerveau ou du gènôme. Autrement dit, le comportement actuel de la finance, avec ce rôle actif des robots, donne raison à l'approche de Jacques Ellul qui disait qu'il ne croyait pas au capitalisme, mais aux machines. Et, de fait, ce reportage a un accent ellulien. Il désigne l'horizon future d'une lutte authentique contre le finance: le luddisme. En clair, il faudra faire comme l'astronaute dans le film 2001: débrancher l'ordinateur.
Ce que laissait penser l'émission, c'est donc que la capitalisme actuel, financiarisé, nous échappe, de même qu'internet échappe aux autorités (par exemple quand une vidéo de meurtre et de  dèpecage circule sur le réseau). Il échappe à notre raison, et à notre pouvoir d'action, donc à la politique. Un jeune me disait récemment  lors des dernières élections présidentielles: pas la peine de voter, le pouvoir c'est l'argent et l'argent c'est du virtuel. Bref là encore l'influence d'Ellul se fait sentir, qui parlait d'illusion de la politique dans les sociétés industrielles et technologiques avancées.
 Comme le capitalisme financiarisé produit de la réalité, en tant qu'il provoque une accélération de la réalité, alors la réalité nous échappe. Nous devenons tous des personnages d'un roman de Philip K. Dick.
On en vient à de se demander si aujourd'hui la finance ne se confond pas avec la technologie.

Friday, June 08, 2012

Nadal ou la mort du tennis

Je viens de regarder d'un oeil las le match Nadal/Ferrer. Et, en tant qu'amateur de tennis, je ne me sens pas très bien,  vaguement écoeuré comme Ferrer, auquel je m'identifie et avec qui je compatis. Amusant d'entendre les discours des médias qui, sous les allures admiratives, sont vaguement embarrassés. Car comment ne pas voir que cet homme, en tuant les match, tue le tennis, le charme et l'intérêt qui font ce sport. Il n'y a plus de match tout simplement. Pour la télévision, c'est une catastrophe puisque il n'y a plus de suspense, plus d'incertitude, plus d'ouverture et plus de spectacle digne d'intérêt. Plus d'authentique affrontement, mais le déroulement d'un programme où tout est joué d'avance. Il s'agit de savoir comment Nadal va gagner et combien de jeux va-t-il laisser à son adversaire. Tout le monde sait que Nadal a déjà gagné Roland Garros 2012, et qu'aucune surprise ne peut être espérée à ce niveau là. Personnellement, j'ai même peur pour Federer (dont je suis fan), s'il gagne contre Djokovic, car il prendra une rouste atroce comme en 2008, une humiliation totale qui laissera à tous les amateurs un sentiment de dégoût d'avantage que d'admiration. La finale n'aura donc pas d'intérêt, ce sera une formalité, car le joueur qui l'affrontera sait pertinemment qu'il n'aura aucune chance cette année (Djokovic est le seul qui peut le contrarier voire le battre,  mais pas cette année). Peut être que les organisateurs du tournoi et les médias auraient intérêt à conclure un deal secret avec Nadal afin qu'il lâche un set à son adversaire. On peut s'attendre à ce qu'il y ait moins de spectateurs et de téléspectateurs qu'habituellement.
La vérité est que Nadal est un joueur qui inspire non pas l'admiration mais l'inquiétude, voire l'effroi. C'est sa dimension inhumaine qui apparait clairement. Il joue parfaitement, trop parfaitement, à la façon d'une machine. Et on n'admire pas une machine, on la craint plutôt. Inutile de relancer les soupçons de dopage, mais il faut reconnaitre que ce joueur n'a jamais dissipé les doutes sur ce point. C'est ce côté inhumain qui justement inspire ce sentiment. C'est une sorte de  joueur cyborg dans sa façon de pratiquer son sport, un Terminator de la raquette si l'on veut (voire Deep blue ). Son but n'est pas tant de produire du beau jeu qu'écrabouiller son adversaire. Certes, il accomplit des choses exceptionnelles et stupéfiantes sur le terrain, mais qui paraissent se situer  au delà des performances humaines. Ce que Federer, même dans sa période faste où il battait tout le monde, n'a jamais laissé penser. Il restait malgré tout  humain dans son excellence, et son élégance. En définitive, on en veut à Nadal car avec lui la laideur vient au tennis, comme peut être laid un immeuble moderne, et surtout avec lui ce sport atteint un stade terminal, sans avenir. Nadal ou le dernier joueur?

Tuesday, June 05, 2012

A propos de l'affaire Magnotta, fait divers à l'heure de la société de l'information



Le meurtre absolument immonde, inimaginable de ce Luka Roko Magnotta, pauvre agent humain servant à manifester la face incontrôlable et perverse de la société moderne tardive, individu parfaitement dégénéré et incertain de son identité, de son être comme en témoignent son aspect androgyne et l'emploi de pseudonymes, ce meurtre donc semble franchir un palier inédit dans l'horreur, et c'est bien ce que la majorité des réactions s'accorde à reconnaître : il y a là quelque chose de jamais fait et vu dans le choquant. Comme le reconnaît le site de gore extrême hébergeant des vidéos de cet acabit, il s'agit des images les plus atroces et insoutenables jamais diffusées.
Au delà de l'acte barbare, il distille un malaise particulier, insidieux, qui infecte l'âme, et dit quelque chose de notre société profondément malade. Oui, il y a quelque chose de pourri dans notre société hyper mondialisée, médiatisée , connectée et technologisée.
Tout d'abord, c'est ce mélange de violence et de jouissance, qu'on appelle le sadisme, qui interpelle. L'acte de mort et de mutilation s'inscrit dans un rituel sexuel sm, et le meurtrier s'en prend à un amant. Les noces du sexe et de la mort, d'Eros et de Thanatos, semblent ici être célébrées par un officiant pratiquant une danse macabre dans le cadre d'une messe sataniste et gothique. L'ombre de Georges bataille plane. Mais surtout, c'est la pulsion, la jouissance scopique, la jouissance de voir, qui est visée. L'acte est bien sur destiné à être filmé et surtout diffusé à une large échelle grâce à la force de frappe du net. Son atrocité indépassable , établissant une sorte de record, garantissait un retentissement considérable dans les réseaux et donc une notoriété à son auteur. Il y a une intention esthétique manifeste, qui chercherait à appliquer cette formule de Thomas de Quincey «  De l'assassinat considéré comme un des Beaux Arts »
La visée narcissique est évidente et assumée : la gloire et l'immense satisfaction de se dire face à l'humanité effrayée « I am the devil ». De fait, l'impact mondial et démesuré de cette histoire, accompagné du récit en temps réel de sa traque entre Montréal, Paris et Berlin, semble hélas lui donner raison.
C'est un meurtre de l'age de la mondialisation et d'internet. C'est l'acte accompagné nécessairement de la mise en scène et du spectacle de cet acte, de sa consommation et jouissance immédiate. La réalité provoquée dans l'idée de sa représentation et de sa médiatisation. Autrement dit, le réel d'emblée contaminé par l'imaginaire (le cerveau malade du tueur) et surtout par le virtuel. Le réel et son double. Si cet homme, cet ex acteur de film porno, est dérangé, c'est bien parce que le fantasme exerce son emprise sur le reste de la vie, au point que la réalité doit lui être pliée. Car cet acte abominable n'est rien d'autre que la réalisation d'un fantasme (mais c'est un b-a.ba de la psychanalyse: les fantasmes ne sont pas fait pour être vécus). Paroxysme du rapport psychotique au monde, qui est l'une des vérités de la société de l'information. Plus encore, la réalité doit imiter l'art, elle doit ressembler à un film puisque il s'agit visiblement de reproduire une scène de cinéma gore. Certes, c'est la sinistre tradition du snuff movie, où le caractère réel, et non pas simulé ou joué, des actes représentés est censé apporter un surplus de jouissance. Mais de fait ce Magnotta (pseudonyme choisi pour son coté médiatiquement valorisant) a voulu vivre tous ces événements comme un film, une super production d'horreur à la taille du monde dont il est le héros et le metteur en scène, sans véritablement chercher à fuir. Il faut reconnaître, et il y a de quoi s'inquiéter, que dans certains faits divers récents, on observe certains traits similaires, notamment cet usage intensif d'Internet, cette recherche de gloire médiatique et de jouissance spectaculaire, et difficile de ne pas faire le rapprochement ici avec Mohammed Merah, qui commettait ses crimes en les filmant, muni d'une caméra portative, afin ensuite de les diffuser sur le net.
Ainsi, à un autre niveau de malfaisance, il y a la diffusion des images sur le net, et leur caractère incontrôlable, et cela aussi a été sans doute prévu par le criminel, fait partie de son plan diabolique. Cet aspect est lié au fonctionnement même de la technologie Internet, comme on le sait, apparenté à un mode viral. La police ne parvient pas en effet à éliminer les traces de la vidéo qui circule et se duplique et qui n'en doutons pas est téléchargée à qui mieux mieux. Ce sont là comme autant d'emblèmes du mal absolu qui se reproduisent et se multiplient, disponibles et consommables, comme autant de miroirs de notre propre perversité. La perversité humaine, celle du meurtrier et celle des spectateurs, est relayée par la dimension autonome et aliénante de la technique. Comme toujours la fameuse liberté numérique, revendiquée par les hackers et autres geeks, doit se payer de cette liberté là : héberger, diffuser et visionner le mal. Vieux débat théologique: si Dieu a laissé l'homme libre, il l'a laissé libre aussi de faire le mal. Toujours est il que, comme Jean Baudrillard le ressentait tristement, la réalité est ici comme dépassée par son médium, le réel envahi par ses reflets dans le miroir, et la technologie amplifie ce processus délétère. Plus encore, étant donné que sur le net, ce sont les internautes, les agents actifs de la mondialisation (c'est à dire « nous »), qui par curiosité consultent la vidéo et contribuent à sa propagation, alors on peut dire que cette affaire nous révèle de façon horrible que d'une part les faits divers d'aujourd'hui participent d'un spectacle pornographique non stop et que « nous ne ne sommes plus devant une scène, nous sommes en réseau, nous sommes le réseau » (Baudrillard)

Saturday, January 28, 2012

Place de la culture générale aujourd'hui


Un petit débat a lieu en ce moment concernant la place de la culture générale dans notre société. Ainsi, on a supprimé la culture générale dans le concours d'entrée à Sciences po (mesure de discrimination positive). Dans un article du nouvel obs, un journaliste, assistant à une représentation de Phèdre au théâtre de l'Odéon et remarquant la présence de nombreux scolaires, s'interroge sur la place de la (haute) culture aujourd'hui. Pour répondre à cette question, il faudrait déjà se demander ce qu'est ou ce qu'on entend par culture générale. Question sans cesse posée et définition sans cesse réactualisée au gré des époques. A vrai dire, il n' y a pas de définition universelle de la culture (générale).
On pourrait aborder le problème sous l'angle de la notion de classe. La culture générale défavoriserait ainsi certaines catégories de la population. La culture classique précisément correspondrait à une certaine classe: à savoir la classe bourgeoise, associée du coup à l'ancien. De fait, le théâtre c'est un divertissement de bourgeois, et Phèdre l'illustrerait magnifiquement. Mais je ne m'attarderais pas là dessus.
Je reviens au syntagme même de culture générale. Justement, la culture est-elle générale par définition? Y a-t-il une culture du particulier? Cet angle permet déjà de soulever certaines pistes. Ainsi, dans une société modelée par la techno-science, à l'heure du triomphe de savoirs ultra spécialisés et pointus, chacun enfermé dans les limites de son champ, la culture générale ne peut que dépérir, dans la mesure où elle est le contre modèle de ce qui fonctionne aujourd'hui. En effet, l'homme cultivé, au sens même encyclopédique du terme, est clairement dévalorisé dans notre système d'experts. Cela ne sert à rien dans un CV par exemple. Au contraire...si l' on réclame un profil d'exécutant ou de gestionnaire, comme c'est le cas dans toutes les entreprises aujourd'hui, ça fera peur. Le système veut des gens incultes.
Le cas de Phèdre de Racine est exemplaire. On continue à jouer cette pièce et à transmettre ce texte. La culture est spontanément associée au champ de la littérature: c'est un beau texte, une belle langue, comme on n'en fait plus etc. Et bien sur, cela ne sert strictement à rien (même pas à vous divertir), si ce n'est acquérir un semblant de prestige dans certains diners en ville (ça,ça peut servir: vous tombez sur un dirigeant quelconque bien inculte, vous le surprenez et séduisez par une citation du plus bel effet, et il vous propose un travail; cependant une fellation peut également faire l'affaire). Mais bon ce qui est le plus utile dans une maison ce sont les "latrines, comme le dit si bien Théophile Gautier, et la beauté ne s'accommode pas mal d'une certaine inutilité. En d'autre termes, c'est clairement ce qui n'a plus cours au présent, et ne correspond à aucun usage de la vie moderne en 2012. C'est une réalité lointaine, exotique ( mais c'est déjà le cas du temps même de Racine, qui parle d'un éloignement nécessaire, d'où le choix de personnages mythologiques etc.).
En ce sens, la culture aujourd'hui, dans nos sociétés irrémédiablement industrielles et techniciennes (et accessoirement démocratiques), c'est nécessairement ce qui a été perdu, et ce qui ne se fait plus. Ainsi, aucun écrivain n'écrit des tragédies à la manière de Racine ou ne s'exprime en alexandrins. Quand bien même il le ferait, il serait ridicule. Un objet ne devient culturel qu'au moment où il meurt, en tant qu'objet passé. Ce qui survit cependant, à l'état de traces, c'est le texte original, qu'on continue de transmettre, à la façon d'un culte religieux, d'une cérémonie liturgique. On ressuscite et réactualise le texte (la pièce) le temps d'une messe théâtrale. Mais cela suppose que l'objet du culte soit bel et bien mort. Hegel a déjà magistralement repéré ce processus dans sa célèbre théorie de la mort de l'art.
C'est un peu comme en ethnologie. J'ai entendu un ethnologue spécialiste du Maghreb expliquer son entreprise de recueillir et d'enregistrer des chants touaregs, transmis depuis des lustres. Au moment même où ces chants étaient publiés , ils disparaissaient peu à peu des pratiques quotidiennes, les jeunes générations étant gagnées par l'américanisation et l'occidentalisation. Mais précisément l'entreprise de connaissance s'identifie ici à une entreprise de sauvegarde du patrimoine: on veut connaitre ces chants pour ne pas les perdre mais c'est justement le signe qu'ils sont déjà perdus. Bref, les chants touaregs deviennent alors définitivement des objets culturels et folkloriques (et objets de savoir). Pourtant ils existaient solidement, sous forme de transmission orale, avant leur intégration dans le culturel parce qu'ils étaient inscrits et pratiqués dans la vie même des membres de cette communauté.
De même, Phèdre de Racine c'est notre folklore littéraire, participant d'une identité littéraire nationale qu'on essaie à tout prix de sauvegarder.
La culture générale, si elle garde un certain prestige voire si elle intimide, est précisément ce qui est refoulé et écarté par nos sociétés, de plus en plus férocement incultes.

Thursday, December 08, 2011

Affaire DSK: médiatisation et mise en récit à l'heure des médias numériques

Assistant médusé aux derniers rebondissements de L'affaire DSK ( en ce moment la diffusion des vidéo surveillance du Sofitel), je me dis à quel point un Jean Baudrillard nous manque. En effet, le développement sans fin de cette histoire au fil des révélations médiatiques, ses méandres et ramifications qui en révèlent la complexité mondialisée, son impact sociologique dans l'opinion et ses implications politiques etc. , tout cela en fait quelque chose d'assez baudrillardien, à savoir dans la relation trouble et frénétique qu'entretiennent aujourd'hui les médias, l'information et la réalité. Ou comment la réalité finit par disparaître sous ses représentations et sa médiatisation (le "simulacre"). Le réel est comme absorbé par son médium. Ou est l'événement?

C'est une sorte de story telling spontané, répondant assez bien à cette "écriture automatique du monde", auquel ne manque aucun ingrédient. L'incident déclencheur déjà: la rencontre violente entre un grand de ce monde et une modeste femme de chambre d'origine africaine, le haut et le bas, le Nord et le sud, l'homme et la femme, le vieux et la jeune, un destin (présidentiel) qui bascule, l'argent, le sexe, le pouvoir, décidément rien ne manque à ce cocktail explosif! Par la suite, la façon dont l'affaire se développe dans les médias, au fil des révélations et des informations, distillées au compte goutte semble-t-il comme par le meilleur des scénaristes, fait que l'affaire DSK dans son traitement médiatique a toute l'apparence d'une série télé, non dénuée de suspense d'ailleurs; On dit souvent que la réalité dépasse la fiction mais ici c'est surtout qu'elle semble cadrer avec la fiction, avec ses canons et à ses codes. Oui la réalité imite le film, la nature imite l'art. Bien sur, je parle ici de la mise en récit opérée par les médias (mais aussi relayée par l'opinion) de cette affaire , de façon à ce qu'il rentre bien dans sa temporalité et ses formats spécifiques. L'événement se confond ici avec sa médiatisation.
En tout cas, la réalité s'est entièrement confondue avec un spectacle, qu'on suit sur nos écrans avec une certaine avidité ( je me souviens de passagers du métro regardant sur leur i-phone l'interview télé de DSK sur TF1), dans un état quasi addictif, même si au bout d'un moment la lassitude commence à pointer (comme dans toute bonne série interminable). On le sent dans les commentaires des internautes en réaction aux articles sur l'affaire: marre de DSK! c'est évidemment le contraire qu'il faut comprendre, sinon ils ne prendraient même pas la peine d'ajouter une voix au chapitre . En réalité, ils en veulent plus, toujours plus et surtout ils réclament la fin de l'histoire, le fin mot de la fin, pour mettre un terme à cette addiction. Ce qui est nouveau, c'est qu'on a l'impression d'assister aux faits, de suivre le déroulement de l'histoire quasi en temps réel, grâce à l'accélération des moyens de diffusion notamment. L'affaire DSK témoigne bien de cette accélération du réel.

Le monde est d'autant plus un spectacle qu'aujourd'hui il y a partout des caméras pour vous filmer. On peut donc réaliser ce rêve, ce fantasme fou de revoir un évènement tel qu'il a eu lieu, de revoir le passé, réalité intégrale dirait Baudrillard, du moins une partie des évènements, ceux qui se sont déroulés sous l'oeil des caméras. Notre vie entière, à chacun d'entre nous, peut être un film, visionnable à volonté.C'est bien ce sentiment qu'on en regardant les images de video surveillance du Sofitel, qu'on a décidé de rendre publiques hier, et qui ont été diffusées dans le monde entier. D'un seul coup, ce qui depuis des mois fait l'objet de multiples discours, donne lieu à des versions contradictoire selon les intérêts, n'existe qu' à l'état de déclarations apparaît à l'écran. Les mots cèdent la place à l'image. Effet de dévoilement, de vérité garanti. La caméra (c'est à dire la technique) ne saurait mentir: c'est la réalité telle qu'elle est, purifiée techniquement de ses scories subjectives. Quoi qu'il en soit, cette diffusion s'inscrit clairement dans le règne des images et trouve parfaitement sa place dans la grande machinerie du spectacle. Elle vient tout naturellement alimenter nos écrans et continue à écrire le feuilleton. Le monde est fait pour aboutir à un livre disait Mallarmé, aujourd'hui il est fait pour aboutir à un film. Ces images témoignent on ne peut mieux d'un régime de surveillance et de transparence spécifiques à nos sociétés modernes et technologiques. Le réel ne peut s'oublier, tout sera filmé , enregistré, reproductible et réitérable ad lib. Difficile de ne pas penser au fameux droit à l'oublie et qu'au même moment facebook lance sa ligne de temps sur le réseau, fonction qui se souvient du déroulé entier de votre vie depuis votre inscription sur le réseau.

Mais ce qui est intéressant et amusant avec ce nouveau chapitre de la diffusion des vidéos, c'est le sentiment qu'il nous donne que la vérité se construit (ou se déconstruit) progressivement, pièce après pièce, à la façon d'un puzzle. L'affaire DSK désigne une réalité mouvante, éclatée, morcelée, fondamentalement incertaine. D'ailleurs ce qui constitue le point de départ de l'affaire, l' agression sexuelle, il n'est pas sur qu'elle ait eu lieu.
C'est une réalité fractale. On en perçoit que les morceaux, on ne voit que les parties qui nous masquent le tout et modifient sans cesse notre perception du tout. Ainsi l'affaire forme une séquence temporelle pouvant s'inscrire dans une narration médiatique lui donne son allure de série. A cette temporalité progressive, procédant par étapes, correspond la dimension polycentrique de l'affaire, fruit de multiples points de vues; c'est à dire que la successivité des épisodes va de pair avec la simultanéité des points de vue. Un espace-temps éclaté et démultiplié.

Avec ces images, on essaie précisément de reconstituer cette réalité, de la retrouver, de revenir à la scène originelle, la scène primitive (le viol, l'acte sexuel, l'origine). Difficile de ne pas penser à des films de Brian de palma comme Blow out ou Snake eyes. Ou comment par l'image ou le son, par la captation audiovisuelle, par les traces, traquer la réalité manquante, revenir à la source. Preuve que Technologies et médias entretiennent un jeu complexe, vertigineux, avec le réel. Sans les premiers, pas d'accès au second, mais on ne saurait pour autant les confondre. Et au fond, la réalité toujours manque, a toujours déjà disparu. Ne Restent que les traces, d'où le règne a venir de la traçabilité.
Réalité incertaine car les images de vidéo surveillances sont bien sûr des éléments partiels, des échantillons du tout de la réalité manquante, a jamais perdue. Elles ne constituent en soi aucune preuve définitive pour l'une et l'autre version (agression versus rapport consenti). Ce ne sont que quelques pièces du puzzle. Ce qui fait le fond de l'affaire, ce qui s'est passé réellement, cela n'a jamais été filmé. C'est le réel manquant, qui à jamais se dérobe...